-Laquelle? cette bannière de dentelle, là-bas?
-Oui, à gauche.
-C'est une bannière offerte par le Puy. Les armoiries sont celles du Puy et de Lourdes, liées par le Rosaire... La dentelle en est si fine, qu'elle tiendrait dans le creux de la main.
Mais l'abbé Judaine s'avançait, la cérémonie allait commencer. Les orgues de nouveau grondèrent, un cantique fut chanté, pendant que, sur l'autel, le Saint-Sacrement était comme l'astre-roi, parmi le scintillement des coeurs d'or et d'argent, aussi nombreux que les étoiles. Et Pierre n'eut pas la force de rester davantage. Puisque Marie avait avec elle madame de Jonquière et Raymonde, qui l'accompagneraient, il pouvait s'en aller, disparaître en un coin d'ombre, où il pleurerait enfin. D'un mot, il s'excusa, prétexta son rendez-vous avec le docteur Chassaigne. Puis, il eut une crainte encore, celle de ne savoir comment sortir, tellement le flot pressé des fidèles barrait la porte. Une inspiration lui vint, il traversa la sacristie, descendit dans la Crypte, par l'étroit escalier intérieur.
Brusquement, ce fut un silence profond, une ombre sépulcrale, succédant aux voix d'allégresse, au prodigieux éclat de là-haut. La Crypte, taillée dans le roc, était faite de deux couloirs étroits, séparés par le massif portant la nef, et qui conduisaient, sous l'abside, à une chapelle souterraine, que de petites lampes éclairaient nuit et jour. Une forêt obscure de piliers s'entre-croisait, il régnait là une mystique terreur, dans les demi-ténèbres, où frissonnait le mystère. Les murs restaient nus, c'était la pierre même du tombeau, au fond duquel tout homme doit dormir son dernier sommeil. Le long des couloirs, contre les parois que recouvraient du haut en bas les plaques de marbre des ex-voto, on ne voyait qu'une double rangée de confessionnaux; car l'on confessait dans cette paix morte de la terre, il y avait des prêtres parlant toutes les langues, pour remettre leurs fautes aux pécheurs venus là, des quatre coins du monde.
À cette heure, pendant que la foule s'écrasait en haut, la Crypte se trouvait absolument déserte, pas une âme n'y mettait son petit frémissement; et Pierre, dans ce grand silence, dans cette ombre, dans cette fraîcheur de la tombe, s'abattit sur les deux genoux. Ce n'était point par un besoin de prière et d'adoration, c'était que tout son être défaillait, sous la tourmente morale qui venait de le briser. Il avait la soif torturante de voir clair en lui. Ah! que ne pouvait-il s'enfoncer plus profondément encore dans le néant des choses, réfléchir, comprendre, se calmer enfin!
Et il vécut une agonie affreuse. Il tâchait de recommencer les minutes, depuis que Marie, tout d'un coup soulevée de sa couche de misère, avait jeté son cri de résurrection. Pourquoi donc, malgré sa joie fraternelle à la revoir debout, avait-il dès lors éprouvé un atroce malaise, comme si le plus mortel malheur le frappait? Était-il donc jaloux de la grâce divine? Souffrait-il de ce que la Vierge, en la guérissant, l'avait oublié, lui dont l'âme était si malade? Il se souvenait du dernier délai qu'il s'était donné, du rendez-vous suprême qu'il avait fixé à la foi, au moment où le Saint-Sacrement passerait, si Marie était guérie; et elle était guérie, et il ne croyait toujours pas, et désormais il n'avait plus d'espérance, car il ne croirait jamais plus. Là saignait la plaie vive. Cela éclatait avec une cruauté, une certitude aveuglante: elle était sauvée, il était perdu. Ce prétendu miracle qui la réveillait à la vie, venait d'achever en lui la ruine de toute croyance au surnaturel. Ce qu'il avait rêvé un instant de chercher encore et de retrouver peut-être à Lourdes, la foi naïve, la foi heureuse du petit enfant, n'était plus possible, ne refleurirait pas, après cet écroulement du prodige, cette guérison que Beauclair lui avait annoncée, qui s'était réalisée ensuite de point en point. Jaloux, oh! non, mais dévasté, mortellement triste, de rester ainsi tout seul, dans le désert glacé de son intelligence, à regretter l'illusion, le mensonge, le divin amour des simples d'esprit, dont son coeur n'était plus capable.
Un flot d'amertume étouffa Pierre, des larmes jaillirent de ses yeux. Il avait glissé sur les dalles, anéanti d'angoisse. Et il se rappela cette délicieuse histoire, depuis le jour où Marie, qui avait deviné la torture de son doute, s'était passionnée pour sa conversion, lui prenant la main dans l'ombre, la gardant entre les siennes, en balbutiant qu'elle prierait pour lui, oh! de toute son âme. Elle s'oubliait, elle suppliait la sainte Vierge de sauver son ami plutôt qu'elle, si elle n'avait qu'une grâce à obtenir de son divin Fils. Puis, ce fut un autre souvenir, les heures adorables qu'ils avaient passées ensemble sous l'épaisse nuit des arbres, pendant le défilé de la procession aux flambeaux. Là encore, ils avaient prié l'un pour l'autre, ils s'étaient perdus l'un dans l'autre, avec un si ardent désir de leur bonheur mutuel, qu'ils avaient touché un instant le fond de l'amour qui se donne et qui s'immole. Et leur longue tendresse trempée de larmes, la pure idylle de leur souffrance aboutissait à cette brutale séparation, elle sauvée, radieuse au milieu des chants de la Basilique triomphante, lui perdu, sanglotant de misère, écrasé au fond des ténèbres de la Crypte, dans une solitude glacée de tombe. C'était comme s'il venait de la perdre une seconde fois, pour toujours.
Brusquement, Pierre sentit le coup de couteau que cette pensée lui donnait en plein coeur. Il comprit enfin son mal, ce fut une clarté subite qui éclaira la crise terrible où il se débattait. Une première fois, il avait perdu Marie, le jour où il s'était fait prêtre, en se disant qu'il pouvait bien n'être plus un homme, puisqu'elle-même ne serait jamais femme, frappée dans son sexe d'une maladie incurable. Et voilà qu'elle était guérie, qu'elle redevenait femme, voilà qu'il l'avait tout d'un coup revue très forte, très belle, et vivante, et désirable, et féconde! Lui était mort, ne pouvait redevenir un homme. Jamais plus il ne soulèverait la pierre tombale qui écrasait, qui scellait sa chair. Elle s'échappait seule, elle le laissait dans la terre froide. C'était le vaste monde qui se rouvrait devant elle, le bonheur souriant, l'amour qui rit sur les routes ensoleillées, un mari, des enfants sans doute. Tandis que lui, comme enseveli jusqu'aux épaules, ne gardait de libre que son cerveau, pour souffrir davantage. Elle était encore à lui, lorsqu'elle n'était à aucun autre, et il n'agonisait si abominablement, depuis une heure, que de cet arrachement définitif, qui la séparait de lui, cette fois, à jamais.
Alors, une rage secoua Pierre. Il fut tenté de remonter, de crier la vérité à Marie. Le miracle, mensonge! la bonté secourable d'un Dieu tout-puissant, illusion pure! La nature seule avait agi, la vie encore une fois venait de vaincre. Et il aurait donné des preuves, il lui aurait montré la vie unique souveraine, refaisant de la santé avec toutes les souffrances d'ici-bas. Puis, ils seraient partis ensemble, ils seraient allés très loin, très loin, pour être heureux. Mais une terreur soudaine l'envahissait. Eh quoi? toucher à cette petite âme blanche, tuer en elle la croyance, l'emplir de ces ruines de la foi, dont lui-même était ravagé! Cela lui apparut soudain comme un odieux sacrilège. Ensuite, il se serait fait horreur, il aurait cru l'avoir assassinée, s'il se reconnaissait un jour incapable de lui rendre un bonheur égal. Peut-être ne le croirait-elle pas. D'ailleurs, épouserait-elle jamais un prêtre parjure, elle qui garderait l'inoubliable douceur d'avoir été guérie dans l'extase? Tout cela lui apparut fou, monstrueux, salissant. Déjà, sa révolte s'apaisait, il ne gardait qu'une infinie lassitude, une sensation brûlante de plaie inguérissable, son pauvre coeur meurtri et arraché.