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Puis, dans son abandon, dans le vide où il roulait, une lutte suprême l'angoissa. Qu'allait-il faire? Il aurait voulu fuir, ne plus revoir Marie, devenu lâche devant la souffrance. Car il comprenait bien qu'il lui faudrait mentir maintenant, puisqu'elle le croyait sauvé avec elle, converti, guéri de son âme, comme elle était guérie de son corps. Elle lui en avait dit sa joie, en traînant son chariot par les rampes colossales. Oh! avoir eu ce grand bonheur ensemble, ensemble! avoir senti leurs âmes se fondre l'une dans l'autre! Et il avait menti déjà, il serait obligé de mentir toujours, pour ne pas lui gâter cette belle illusion si pure. Il laissa s'éteindre les derniers battements de ses veines, il jura d'avoir la sublime charité de feindre la paix, le ravissement du salut. Il la voulait complètement heureuse, sans un regret, sans un doute, en pleine sérénité de la foi, convaincue que la sainte Vierge avait consenti à leur union toute mystique. Qu'importait sa torture, à lui! Plus tard peut-être, il se reprendrait. Au milieu de la solitude désolée de son intelligence, n'était-ce pas un peu de joie qui le soutiendrait, toute cette joie dont il allait lui laisser le mensonge consolateur?

Des minutes encore s'écoulèrent, et Pierre anéanti restait sur les dalles, à calmer sa fièvre. Il ne pensait plus, il n'existait plus, dans l'accablement de tout l'être qui suit les grandes crises. Mais il crut entendre un bruit de pas, il se releva péniblement, il affecta de lire les ex-voto, les inscriptions gravées sur les plaques de marbre, le long des murs. D'ailleurs, il s'était trompé, personne n'était là; et il n'en continua pas moins sa lecture, d'abord machinalement, cherchant une distraction, ensuite gagné peu à peu par une émotion nouvelle.

C'était inimaginable. La foi, l'adoration, la gratitude s'étalaient sur ces plaques de marbre, gravées en lettres d'or, par centaines, par milliers d'exemplaires. Il y en avait d'ingénus qui prêtaient à sourire. Un colonel avait fait sculpter son pied, avec ces mots: «Vous me l'avez conservé, faites qu'il vous serve.» Plus loin, on lisait: «Que sa protection s'étende sur la verrerie!» Ou c'était encore l'étrangeté des demandes que l'on devinait, à l'innocente franchise des remerciements: «À Marie Immaculée, un père de famille, santé rendue, procès gagné, avancement obtenu.» Mais cela se perdait dans le concert des cris brûlants qui montaient. Le cri des amants: «Paul et Anna demandent la bénédiction de Notre-Dame de Lourdes sur leur union.» Le cri des mères: «Reconnaissance à Marie, trois fois elle m'a guéri mon enfant.-Reconnaissance pour la naissance de Marie-Antoinette, que je lui confie, ainsi que les miens et moi.-P. D. âgé de trois ans, a été conservé à l'amour des siens.» Le cri des épouses, le cri des malades soulagés, le cri des âmes rendues au bonheur: «Protégez mon mari, faites que mon mari se porte bien.-J'étais infirme des deux jambes, je suis guérie.-Nous sommes venus et nous espérons.-J'ai prié, j'ai pleuré, et elle m'a exaucée.» Et des cris encore, des cris d'une discrétion ardente faisaient rêver de longs romans: «Vous nous avez unis, protégez-nous.-À Marie, pour le plus grand des bienfaits.» Et toujours les mêmes cris, les mêmes mots revenaient, avec une ferveur passionnée: gratitude, reconnaissance, hommage, actions de grâce, remerciements. Ah! ces centaines, ces milliers de cris, à jamais fixés dans le marbre, qui, du fond de la Crypte, clamaient à la Vierge l'éternelle dévotion des misérables humains qu'elle avait secourus!

Pierre ne se lassait pas de lire, la bouche amère, envahi d'une désolation croissante. Lui seul n'avait donc à attendre aucun secours? Lorsque tant d'êtres souffrants étaient exaucés, lui seul n'avait pas su se faire entendre? Et il songeait maintenant à l'extraordinaire quantité des prières qui devaient être dites à Lourdes, d'un bout de l'année à l'autre. Il tâchait d'en évaluer le nombre: les journées vécues devant la Grotte, les nuits passées dans l'église du Rosaire, et les cérémonies à la Basilique, et les processions sous le soleil et sous les étoiles. C'était incalculable, cette continuelle supplication de toutes les secondes. La volonté des fidèles était d'en fatiguer les oreilles de Dieu, de lui arracher des grâces, des pardons, par la masse même, la masse énorme des prières. Les prêtres disaient qu'il fallait donner à Dieu les expiations exigées par les péchés de la France, et que lorsque la somme de ces expiations serait assez forte, la France cesserait d'être frappée. Quelle croyance dure à la nécessité du châtiment! Quelle féroce imagination du pessimisme le plus noir! Comme la vie devait être mauvaise, pour qu'une pareille imploration, un tel cri de misère, physique et morale, montât vers le ciel!

Mais, au milieu de cette tristesse sans bornes, Pierre sentit une pitié profonde le gagner. Ah! cette humanité misérable, elle le bouleversait, réduite à cet excès de malheur, si nue, si faible, si abandonnée, qu'elle renonçait à sa raison, pour ne plus mettre le bonheur possible que dans l'ivresse hallucinée du rêve. Des larmes de nouveau emplirent ses yeux, il pleurait sur lui-même, sur les autres, sur tous les pauvres êtres torturés, qui ont le besoin de stupéfier leur mal, de l'endormir, afin d'échapper aux réalités de ce monde. Il lui semblait encore entendre la foule entassée, agenouillée devant la Grotte, jetant au ciel la supplication enflammée de sa prière, des foules de vingt et trente mille âmes d'où montait une ferveur de désir qu'on voyait fumer sous le soleil, comme un encens. Puis, en dessous de la Crypte même, dans l'église du Rosaire, s'embrasait une autre exaltation de la foi, les nuits entières passées au paradis de l'extase, les délices muettes des communions, les ardents appels sans paroles, où toute la créature se consume, brûle et s'envole. Puis, comme si les cris jetés devant la Grotte, comme si l'adoration perpétuelle au Rosaire ne devaient pas suffire, cette clameur d'ardente requête recommençait autour de lui, sur les murs de la Crypte; mais, là, elle s'éternisait dans le marbre, elle ne cesserait plus de crier la souffrance humaine, jusqu'au lointain des âges; c'était le marbre, c'étaient les murs qui priaient, envahis du frisson d'universelle pitié qui gagnait jusqu'aux pierres. Et, enfin, les prières montaient plus haut, toujours plus haut, s'élançaient de la Basilique rayonnante, bourdonnante au-dessus de lui, pleine en ce moment d'un peuple frénétique, dont il croyait sentir, au travers des dalles de la nef, le souffle énorme éclatant en un cantique d'espoir. Il finissait par être emporté, comme s'il s'était trouvé au milieu du frémissement même de ce flot immense de prières, qui, parti de la poussière du sol, gravissait les étages des églises superposées, s'élargissait de tabernacle en tabernacle, apitoyait les murailles au point qu'elles sanglotaient, elles aussi, et que le cri suprême de misère allait percer le ciel, avec l'aiguille blanche, la haute croix dorée, au bout de la flèche. Ô Dieu tout-puissant, ô Divinité, Force secourable, qui que tu sois, prends en pitié les pauvres hommes, fais cesser la souffrance humaine!