Pierre, que la grande émotion humaine de toute cette histoire attendrissait aux larmes, reprit enfin à demi-voix, résumant en un mot ses pensées:
-C'est Bethléem.
-Oui, dit le docteur Chassaigne à son tour, c'est le logis misérable, l'asile de rencontre, où naissent les religions nouvelles de la souffrance et de la pitié... Et, parfois, je me demande si tout ne va pas mieux ainsi, s'il n'est pas préférable que cette chambre reste dans cette indigence et dans cet abandon. Il me semble que Bernadette n'a rien à y perdre, car je l'aime davantage, lorsque je viens ici passer une heure.
Il se tut de nouveau, puis il eut un geste de révolte.
-Non, non! je ne peux pardonner, l'ingratitude me jette hors de moi... Je vous l'ai dit, je suis convaincu que Bernadette est allée se cloîtrer librement à Nevers. Mais, si personne ne l'a fait disparaître, quel soulagement pour ceux qu'elle commençait à gêner, ici!... Et ce sont les mêmes hommes, si désireux d'être les maîtres absolus, qui aujourd'hui s'efforcent par tous les moyens de faire le silence sur sa mémoire... Ah! mon cher enfant, si je vous disais tout!
Peu à peu, il parla, il se soulagea. Cette Bernadette, dont les pères de la Grotte exploitaient l'oeuvre si âprement, ils la redoutaient plus encore morte que vivante. Tant qu'elle avait vécu, leur grande terreur était sûrement qu'elle ne revînt à Lourdes partager la proie; et son humilité seule les rassurait, car elle n'était point une dominatrice, elle-même avait choisi l'ombre de renoncement où elle devait s'éteindre. Mais, à présent, ils tremblaient davantage, à l'idée qu'une volonté autre que la leur pouvait ramener les reliques de la voyante. Dès le lendemain de la mort, cette idée était bien venue au conseil municipaclass="underline" la ville voulait élever un tombeau, on parlait d'ouvrir une souscription. Nettement, les soeurs de Nevers se refusèrent à livrer le corps, qui leur appartenait, disaient-elles. Derrière les soeurs, tout le monde avait alors senti les pères, très inquiets, qui agissaient, qui s'opposaient secrètement à ce retour de cendres vénérées, dans lesquelles ils flairaient une concurrence possible à la Grotte elle-même. Imaginait-on cette chose menaçante? une tombe monumentale au cimetière, les pèlerins s'y rendant en procession, les malades allant baiser fiévreusement le marbre, des miracles s'y produisant au milieu d'une sainte ferveur! C'était la concurrence certaine, désastreuse, le déplacement de la dévotion et du prodige. Et la grande, l'unique peur revenait toujours, celle d'avoir à partager, de voir l'argent se porter ailleurs, si la ville, instruite maintenant, savait tirer parti du tombeau.
On prêtait même aux pères un projet plein d'une astuce profonde. Ils auraient eu l'idée secrète de réserver pour eux le corps de Bernadette, que les soeurs de Nevers se seraient simplement engagées à leur garder, dans la paix de leur chapelle. Seulement, ils attendaient, ils ne voulaient le ramener que le jour où l'affluence des pèlerins commencerait à décroître. À quoi bon, maintenant, ce retour solennel, puisque les foules accouraient sans cesse plus nombreuses; tandis que, lorsque l'extraordinaire succès de Notre-Dame de Lourdes déclinerait, comme toutes les choses de ce monde, on devinait quel réveil de la foi pourrait être la cérémonie solennelle et retentissante, dans laquelle la chrétienté verrait les reliques de l'élue reprendre possession de la terre sacrée où elle avait fait pousser tant de merveilles. Et les miracles recommenceraient, sur le marbre de son tombeau, devant la Grotte ou dans le choeur de la Basilique.
-Vous pouvez chercher, continua le docteur Chassaigne, vous ne trouverez pas à Lourdes, officiellement, une seule image de Bernadette. On vend son portrait, mais il n'est nulle part, dans aucun sanctuaire... C'est l'oubli systématique, c'est le même sentiment de sourde inquiétude qui a fait le silence et l'abandon, dans cette triste chambre où nous sommes. De même qu'on a peur d'un culte possible sur sa tombe, on a peur que les foules ne viennent s'agenouiller ici, le jour où deux cierges brûleraient, où deux bouquets de roses fleuriraient cette cheminée. Et si une paralytique se levait en criant qu'elle est guérie, quel scandale, quel trouble dans les âmes des bons commerçants de la Grotte, qui verraient leur monopole compromis gravement!... Ils sont les maîtres, ils entendent rester les maîtres, ils ne veulent rien lâcher de la ferme magnifique qu'ils ont conquise et qu'ils exploitent. Mais ils tremblent pourtant, oui! ils tremblent devant la mémoire des ouvriers de la première heure, de cette petite fille qui est une si grande morte, dont l'héritage énorme les brûle de convoitise, à un tel point, qu'après l'avoir envoyée vivre à Nevers, ils n'osent même pas ramener son corps, laissé en prison sous la dalle d'un couvent!
Ah! cette destinée pitoyable de pauvre être retranché des vivants, dont le cadavre à son tour était frappé d'exil! Et comme Pierre la plaignait, cette créature de misère qui semblait n'avoir été choisie que pour souffrir, dans sa vie et dans sa mort! Même en admettant qu'une volonté unique, persistante, ne l'eût pas fait disparaître, puis gardée jusque dans la tombe, quelle étrange suite de circonstances, comme il semblait que quelqu'un, inquiet du pouvoir immense qu'elle pouvait prendre, se fût toujours jalousement efforcé de la tenir à l'écart! Elle restait à ses yeux l'élue, la martyre; et, s'il ne pouvait plus croire, si l'histoire de cette malheureuse suffisait pour achever de ruiner en lui la croyance, elle ne l'en bouleversait pas moins dans toute sa fraternité, en lui révélant une religion nouvelle, la seule dont son coeur fût encore plein, la religion de la vie, de la douleur humaine.
Le docteur Chassaigne, justement, avant de quitter la chambre, s'écriait:
-Et c'est ici qu'il faut croire, mon cher enfant. Voyez-vous ce trou obscur, songez-vous à la Grotte resplendissante, à la Basilique triomphante, à toute la ville bâtie, à ce monde créé, à ces foules accourues! Mais si Bernadette n'était qu'une halluciné, une folle, est-ce que l'aventure ne serait pas plus étonnante, plus inexplicable encore? Comment! le rêve d'une folle aurait suffi pour remuer ainsi les nations!... Non, non! un souffle divin a passé, qui seul peut expliquer le prodige.
Vivement, Pierre allait répondre. Oui! c'était vrai, un souffle avait passé, le sanglot de la douleur, le désir inextinguible vers l'infini de l'espoir. Si le rêve d'une enfant souffrante avait suffi pour amener les peuples, pour faire pleuvoir les millions et pousser du sol une cité nouvelle, n'était-ce pas que ce rêve venait apaiser un peu la faim des pauvres hommes, l'insatiable besoin qu'ils ont d'être trompés et consolés? Elle avait rouvert l'inconnu, sans doute à un moment social et historique favorable; et les foules s'y étaient précipitées. Oh! se réfugier dans le mystère, quand la réalité est si dure, s'en remettre au miracle, puisque la nature cruelle semble une longue injustice! Mais on a beau organiser l'inconnu, le réduire en dogmes, en faire des religions révélées, il n'y a toujours au fond que cet appel de la souffrance, ce cri de la vie, exigeant la santé, la joie, le bonheur fraternel, jusqu'à l'accepter dans un autre monde, s'il ne peut être sur cette terre. À quoi bon croire aux dogmes? Ne suffit-il pas de pleurer et d'aimer?