-Ah! murmura le docteur, moi qui l'ai connu si vaillant, si enthousiaste des nobles besognes! Maintenant, vous le voyez, il pleut, il pleut sur lui!
Péniblement, il se mit à genoux, il s'apaisa dans une longue prière.
Pierre, qui ne pouvait prier, restait debout. Une humanité émue débordait de son coeur. Il écoutait les pesantes gouttes de la voûte s'écraser une à une sur le tombeau, dans un rythme lent, qui semblait compter les secondes de l'éternité, au milieu du profond silence. Et il songeait à l'éternelle misère de ce monde, à cette élection de la souffrance frappant toujours les meilleurs. Les deux grands ouvriers de Notre-Dame de Lourdes, Bernadette, le curé Peyramale, revivaient devant lui, ainsi que des victimes pitoyables, torturées pendant leur vie, exilées après leur mort. Certes, cela aurait achevé de tuer en lui la foi; car la Bernadette qu'il venait de trouver, au bout de son enquête, n'était qu'une soeur humaine, chargée de toutes les douleurs. Mais il n'en gardait pas moins pour elle un culte de fraternelle tendresse, et deux larmes lentes roulèrent sur ses joues.
CINQUIÈME JOURNÉE
I
Cette nuit-là, à l'hôtel des Apparitions, Pierre, de nouveau, ne put fermer l'oeil. Après être passé par l'Hôpital, pour prendre des nouvelles de Marie, qui dormait d'un profond sommeil d'enfant, délicieux et réparateur, depuis son retour de la procession, il s'était couché lui-même, inquiet de n'avoir pas vu reparaître M. de Guersaint. Il l'attendait au plus tard pour le dîner, un accident sans doute l'avait retenu à Gavarnie; et il songeait au tourment de la jeune fille, si son père n'allait pas l'embrasser, dès le lendemain matin. Avec cet homme si aimablement distrait, à la cervelle d'oiseau, toutes les suppositions, toutes les craintes étaient possibles.
Peut-être cette inquiétude avait-elle d'abord suffi à tenir Pierre éveillé, malgré sa grande fatigue. Mais, ensuite, le tapage nocturne, dans l'hôtel, avait vraiment pris des proportions intolérables. Le lendemain mardi était le jour du départ, le dernier jour que le pèlerinage national devait passer à Lourdes, et sans doute les pèlerins profitaient goulûment des heures, revenaient de la Grotte, y retournaient en pleine nuit, tâchaient de violenter le ciel par leur agitation, sans besoin aucun de repos. Les portes battaient, les planchers tremblaient, la maison entière vibrait comme sous le galop désordonné d'une foule. Jamais encore les murs n'avaient résonné de toux si opiniâtres, de si grosses voix indistinctes. Et Pierre, gagné par l'insomnie, se retournait en sursaut, se relevait, avec la continuelle idée que ce devait être M. de Guersaint qui rentrait. Pendant quelques minutes, il tendait fiévreusement l'oreille, il n'entendait que les rumeurs extraordinaires du couloir, où il ne distinguait rien de précis. Était-ce, à gauche, le prêtre, la mère et ses trois filles, le ménage de vieilles gens, qui se battaient avec les meubles? ou était-ce plutôt, à droite, l'autre famille si nombreuse, l'autre monsieur seul, la jeune dame seule, que d'incompréhensibles événements jetaient dans les aventures? Un instant, il sauta de son lit, il voulut visiter la chambre vide de son compagnon absent, certain qu'il s'y passait des choses violentes. Mais il eut beau écouter, il ne saisit plus, derrière la cloison mince, que le murmure tendre de deux voix, d'une légèreté de caresse. Le brusque souvenir de madame Volmar lui revint, et il retourna se coucher, frissonnant.
Enfin, Pierre, au grand jour, s'endormait, lorsque des coups rudes, frappés dans sa porte, le firent sursauter. Cette fois, il ne se trompait pas, une forte voix criait, étranglée par l'angoisse:
-Monsieur l'abbé! monsieur l'abbé! de grâce, éveillez-vous!
C'était décidément M. de Guersaint qu'on rapportait mort, pour le moins. Effaré, il courut ouvrir, en chemise, et se trouva devant M. Vigneron, son voisin.
-Oh! de grâce, monsieur l'abbé, habillez-vous vite! On a besoin de votre saint ministère.
Alors, il raconta qu'il venait de se lever pour regarder l'heure à sa montre, posée sur la cheminée, quand il avait entendu des soupirs atroces sortir de la chambre voisine, où était couchée madame Chaise. Elle avait laissé la porte de communication ouverte, par gentillesse, afin d'être davantage avec eux. Naturellement, il s'était précipité, poussant les persiennes, donnant du jour et de l'air.
-Et quel spectacle, monsieur l'abbé! Notre pauvre tante sur son lit, à moitié violette déjà, la bouche béante sans pouvoir reprendre haleine, les mains égarées, crispées parmi les draps... Vous comprenez, c'est sa maladie de coeur... Venez, venez vite, monsieur l'abbé, pour l'assister, je vous en supplie!
Pierre, étourdi, ne retrouvait ni son pantalon, ni sa soutane.
-Sans doute, sans doute, je vais avec vous. Mais je ne puis l'administrer, je n'ai pas ce qu'il faut.
M. Vigneron l'aidait à se vêtir, s'accroupissait, en quête des pantoufles.
-Ça ne fait rien, votre vue seule l'aidera à passer, si Dieu nous réserve cette affliction... Tenez! chaussez-vous d'abord, et suivez-moi, oh! tout de suite, tout de suite!
Il repartit en coup de vent, s'engouffra dans la chambre voisine. Toutes les portes étaient restées grandes ouvertes. Le jeune prêtre, qui le suivait, ne remarqua dans la première pièce, obstruée d'un incroyable désordre, que le petit Gustave, demi-nu, assis sur le canapé où il couchait, immobile, très pâle, oublié et grelottant, au milieu de ce drame de la mort brutale. Des valises éventrées barraient le passage, des restes de charcuterie salissaient la table, le lit du père et de la mère semblait ravagé par la catastrophe, les couvertures tirées, jetées à terre. Et, tout de suite, dans la seconde chambre, il aperçut la mère, vêtue en hâte d'un vieux peignoir jaune, debout, l'air terrifié.
-Eh bien, mon amie? eh bien, mon amie? répéta M. Vigneron, bégayant.
D'un geste, sans répondre, madame Vigneron montra madame Chaise, qui ne bougeait plus, la tête retombée sur l'oreiller, les mains retournées et raidies. La face était bleue, la bouche bâillait, comme dans le dernier souffle énorme qui s'en était échappé.
Pierre s'était penché. Puis, à demi-voix:
-Elle est morte.
Morte! ce mot retentit dans la chambre, mieux tenue, où régnait un lourd silence. Et les deux époux se regardèrent, stupéfaits, éperdus. C'était donc fini? La tante mourait avant Gustave, le petit héritait des cinq cent mille francs. Que de fois ils avaient fait ce rêve, dont la brusque réalisation les hébétait! Que de fois ils avaient désespéré, en craignant que le pauvre enfant ne partît avant elle! Morte, mon Dieu! est-ce que c'était leur faute? est-ce qu'ils avaient réellement demandé cela à la sainte Vierge? Elle se montrait si bonne pour eux, qu'ils tremblaient de n'avoir pu exprimer un souhait sans être exaucés. Déjà, dans la mort du chef de bureau, subitement emporté pour leur laisser la place, ils avaient reconnu le doigt si puissant de Notre-Dame de Lourdes. Est-ce qu'elle venait de les combler de nouveau, en écoutant jusqu'aux songeries inconscientes de leur désir? Pourtant, ils n'avaient jamais voulu la mort de personne, ils étaient de braves gens, incapables d'une action mauvaise, aimant bien leur famille, pratiquant, se confessant, communiant comme tout le monde, sans ostentation. Quand ils pensaient à ces cinq cent mille francs, à leur fils qui pouvait s'en aller le premier, à l'ennui qu'ils auraient de voir un autre neveu, moins digne, hériter de cette fortune, tout cela était si discret au fond d'eux, si naïf, si naturel en somme! Et ils y avaient certainement pensé devant la Grotte, mais la sainte Vierge n'était-elle pas la suprême sagesse, ne savait-elle pas mieux que nous-mêmes ce qu'elle devait faire pour le bonheur des vivants et des morts?