Alors, très sincèrement, madame Vigneron éclata en sanglots, pleurant sa soeur qu'elle adorait.
-Ah! monsieur l'abbé, je l'ai vue s'éteindre, elle a passé sous mes yeux. Quel malheur que vous ne soyez pas venu plus tôt, pour recevoir son âme!... Elle est morte sans prêtre, votre présence l'aurait tant consolée!
Les paupières lourdes de larmes, cédant aussi à l'attendrissement, M. Vigneron consola sa femme.
-Ta soeur était une sainte, elle a communié encore hier matin, et tu peux être sans inquiétude, son âme est allée droit au ciel... Sans doute, si monsieur l'abbé était arrivé à temps, cela lui aurait fait plaisir de le voir... Que veux-tu? la mort a été la plus prompte. J'ai couru tout de suite, nous n'aurons eu, jusqu'au bout, aucun reproche à nous faire...
Et, se tournant vers le prêtre:
-Monsieur l'abbé, c'est sa piété trop grande qui a pour sûr hâté la crise. Hier, à la Grotte, elle avait eu déjà un étouffement, dont la violence était significative. Et, malgré sa fatigue, elle s'est ensuite obstinée à suivre la procession... Je pensais bien qu'elle n'irait pas loin. Seulement, c'était si délicat, on n'osait rien lui dire, dans la crainte de l'effrayer.
Doucement, Pierre s'agenouilla, récita les prières d'usage, avec cette émotion humaine qui lui tenait lieu de croyance, devant l'éternelle vie, l'éternelle mort, si pitoyables. Puis, il demeura un instant à genoux, il entendit les voix chuchotantes du ménage.
Le petit Gustave, oublié sur son lit, dans le désordre de la chambre voisine, avait dû être pris d'impatience. Il pleurait, il criait.
-Maman! maman! maman!
Enfin, madame Vigneron alla le calmer. Et elle eut l'idée de l'apporter entre ses bras, pour qu'il embrassât une dernière fois sa pauvre tante. D'abord, il se débattit, refusant, pleurant plus fort. Si bien que M. Vigneron fut forcé d'intervenir en lui faisant honte. Comment! lui qui n'avait peur de rien! qui montrait, devant le mal, du courage autant qu'un homme! Et sa pauvre tante toujours si aimable, dont la dernière pensée avait dû être certainement pour lui!
-Donne-le-moi, dit-il à sa femme, il va être raisonnable.
Gustave finit par s'abandonner au cou de son père. Il arriva en chemise, grelottant, montrant la nudité de son misérable petit corps, que rongeait la scrofule. Loin de le guérir, il semblait que l'eau miraculeuse de la piscine eût avivé la plaie de ses reins; tandis que sa maigre jambe pendait inerte, pareille à un bâton desséché.
-Embrasse-la, reprit M. Vigneron.
L'enfant se pencha, baisa sa tante sur le front. Ce n'était pas la mort qui l'inquiétait et le faisait se révolter. Depuis qu'il était là, il regardait la morte d'un air de tranquillité curieuse. Il ne l'aimait pas, il avait souffert d'elle trop longtemps. C'étaient, chez lui, des idées, des sentiments de grande personne, dont le poids l'avait étouffé, à mesure qu'elles se développaient et s'aiguisaient, avec son mal. Il sentait bien qu'il était trop petit, que les enfants ne doivent pas comprendre les choses qui se passent au fond des gens.
Son père, s'étant assis à l'écart, le garda sur ses genoux, pendant que la mère refermait la fenêtre et allumait les bougies des deux flambeaux de la cheminée.
-Ah! mon pauvre mignon, murmura-t-il dans le besoin qu'il avait de parler, c'est une perte cruelle pour nous tous. Voilà notre voyage gâté complètement, car c'était notre dernier jour, on part cette après-midi... Et la sainte Vierge justement qui se montrait si bonne...
Mais, devant le regard étonné de son fils, un regard d'infinie tristesse et de reproche, il se hâta de reprendre:
-Oui, sans doute, je sais qu'elle ne t'a pas guéri encore tout à fait. Seulement, il ne faut jamais désespérer de sa bienveillance... Elle nous aime trop, elle nous comble trop de ses grâces, elle finira sûrement par le guérir, puisque, maintenant, elle n'a plus que cette grande faveur à nous accorder.
Madame Vigneron, qui avait entendu, s'approcha.
-Comme nous aurions été heureux de rentrer à Paris bien portants tous les trois! Jamais rien n'est complet.
-Dis donc! fit remarquer brusquement M. Vigneron, je ne vais pas pouvoir partir avec vous, cette après-midi, à cause des formalités... Pourvu que mon billet de retour reste valable jusqu'à demain!
Tous deux se remettaient de l'affreuse secousse, soulagés, malgré l'affection qu'ils avaient pour madame Chaise; et ils l'oubliaient déjà, ils n'éprouvaient plus que la hâte de quitter Lourdes, comme si le but principal du voyage se trouvait rempli. Une joie décente, inavouée, les inondait.
-Puis, à Paris, j'aurai tant à courir! continua-t-il. Moi qui n'aspire plus qu'au repos!... Ça ne fait rien, je resterai mes trois ans au ministère, jusqu'à ma retraite, maintenant surtout que je suis certain de la retraite de chef de bureau... Seulement, après, oh! après, je compte bien jouir un peu de la vie. Puisque cet argent nous arrive, je vais acheter, dans mon pays, le domaine des Billottes, cette terre superbe dont j'ai toujours rêvé. Et je vous réponds que je ne me ferai pas de mauvais sang, au milieu de mes chevaux, de mes chiens et de mes fleurs!
Le petit Gustave était resté sur ses genoux, frissonnant de tout son pauvre corps d'insecte avorté, dans sa chemise retroussée à demi, qui laissait voir sa maigreur d'enfant mourant. Lorsqu'il s'aperçut que son père ne le sentait même plus là, tout à son rêve d'existence riche, enfin réalisable, il eut un de ses sourires énigmatiques, d'une mélancolie aiguisée de malice.
-Eh bien! père, et moi?
M. Vigneron, réveillé comme en sursaut, s'agita, parut d'abord ne pas comprendre.
-Toi, mon petit?... Toi, tu seras avec nous, parbleu!
Mais Gustave continuait à le regarder fixement, profondément, sans cesser de sourire, de ses lèvres fines, si navrées.
-Oh! crois-tu?
-Certainement, je le crois!... Tu seras avec nous, ce sera très gentil d'être avec nous...
Gêné, balbutiant, M. Vigneron, qui ne trouvait pas les mots convenables, demeura glacé, lorsque son fils haussa ses maigres épaules, d'un air de philosophique dédain.
-Oh! non!... Moi, je serai mort.
Et le père, terrifié, lut tout d'un coup dans le regard profond de l'enfant, un regard d'homme très vieux, très savant en toutes matières, qui connaissait les abominations de la vie pour les avoir souffertes. Surtout, ce qui l'effarait, c'était la soudaine certitude que cet enfant l'avait toujours pénétré lui-même jusqu'au fond de l'âme, au delà de ce qu'il n'osait s'avouer. Il se rappelait, dès le berceau, les yeux du petit malade fixés sur les siens, ces yeux que la souffrance rendait si aigus, qu'elle douait sans doute d'une force de divination extraordinaire, fouillant les pensées inconscientes, dans l'obscurité des crânes. Et, par un singulier contre-coup, les choses qu'il ne s'était jamais dites, il les retrouvait toutes à cette heure dans les yeux de son enfant, il les voyait, les lisait malgré lui. L'histoire de sa longue cupidité se déroulait, sa colère d'avoir un fils si chétif, son angoisse à l'idée que la fortune de madame Chaise reposait sur une existence si fragile, son âpre souhait qu'elle se hâtât de mourir, pour que le petit fût encore là, de façon à lui assurer l'héritage. C'était simplement une question de jours, ce duel à qui partirait le premier. Puis, au bout, c'était quand même la mort, le petit à son tour s'en allait, lui seul empochait l'argent, vieillissait longtemps dans l'allégresse. Et ces choses affreuses sortaient si nettes des yeux fins, mélancoliques et souriants du pauvre être condamné, s'échangeaient entre eux avec une telle clarté d'évidence, qu'un instant il sembla au père et au fils qu'ils se les criaient à voix très haute.