Mais M. Vigneron se débattit, tourna la tête, protesta violemment.
-Comment! tu seras mort?... En voilà des idées! C'est absurde, des idées pareilles!
Madame Vigneron s'était remise à sangloter.
-Méchant enfant, peux-tu nous causer une telle peine, au moment où nous pleurons une perte si cruelle déjà!
Il fallut que Gustave les embrassât, en leur promettant de vivre, de faire cela pour eux. Cependant, il n'avait pas cessé de sourire, sachant bien que le mensonge était nécessaire, quand on voulait ne pas trop s'attrister, résigné d'ailleurs à laisser après lui ses parents heureux, puisque la sainte Vierge elle-même ne pouvait lui donner, en ce monde, le petit coin de bonheur pour lequel toute créature aurait dû naître.
Sa mère alla le recoucher, et Pierre enfin se releva, au moment où M. Vigneron achevait de disposer la chambre d'une façon convenable.
-Vous m'excusez, n'est-ce pas? monsieur l'abbé, dit-il en accompagnant le jeune prêtre jusqu'à la porte. Je n'ai pas la tête bien à moi... Enfin, c'est un mauvais quart d'heure à passer. Il faudra tout de même que je m'en tire.
Dans le corridor, Pierre s'arrêta une minute, écoutant un bruit qui montait de l'escalier. Il avait songé encore à M. de Guersaint, il croyait reconnaître sa voix. Puis, comme il restait là, immobile, un événement se produisit, qui lui causa une gêne atroce. Avec une lenteur prudente, la porte de la chambre, occupée par le monsieur tout seul, venait de s'ouvrir; et une dame vêtue de noir était sortie, si légère, que, dans l'entre-bâillement, on avait eu à peine le temps de distinguer le monsieur, debout, les doigts sur les lèvres. Mais, quand la dame se retourna, elle se trouva soudain face à face avec Pierre. Cela fut si net, si brutal, qu'ils ne purent se détourner, en feignant de ne pas s'être reconnus.
C'était madame Volmar. Après les trois jours et les trois nuits qu'elle venait de passer là, au fond de cette chambre d'amour, dans une claustration absolue, elle s'en échappait de grand matin, avec un arrachement de tout son être. Six heures n'étaient pas sonnées, elle espérait n'être vue de personne, s'évanouir par les couloirs et l'escalier vides, d'une légèreté d'ombre; et elle avait le désir aussi de se montrer un peu à l'Hôpital, d'y passer cette matinée dernière, pour justifier sa présence à Lourdes. Quand elle aperçut Pierre, elle fut prise d'un tremblement, elle bégaya d'abord:
-Oh! monsieur l'abbé, monsieur l'abbé...
Puis, en remarquant que le prêtre avait laissé sa porte grande ouverte, elle parut céder à la fièvre qui la brûlait, à un besoin de parler de cette flamme, de s'expliquer, de s'innocenter. Le sang au visage, elle passa la première, elle entra dans la chambre, où il dut la suivre, fort troublé de l'aventure. Et, comme il laissait la porte ouverte encore, ce fut elle qui, d'un signe, le pria de la fermer, voulant se confier à lui.
-Oh! monsieur l'abbé, je vous en supplie, ne me jugez pas trop mal!
Il eut un geste, pour dire qu'il ne se permettait pas de porter un jugement sur elle.
-Si, si, je sais bien que vous connaissez mon malheur... À Paris, vous m'avez aperçue une fois, derrière la Trinité, avec une personne. Et, l'autre jour, ici, vous m'avez reconnue, sur le balcon. N'est-ce pas? vous vous doutiez que je vivais là, près de vous, cachée avec cette personne, dans cette chambre... Seulement, si vous saviez, si vous saviez!
Ses lèvres frémissaient, des larmes montaient à ses paupières. Il la regardait, et il restait surpris de l'extraordinaire beauté qui transfigurait son visage. Cette femme, toujours en noir, très simple, sans un bijou, lui apparaissait dans un éclat de sa passion, hors de l'ombre où elle s'effaçait, s'éteignait d'habitude. Elle qui n'était point jolie au premier aspect, trop brune, trop mince, les traits tirés, la bouche grande, le nez long, prenait, à mesure qu'il l'examinait, un charme troublant, une puissance de conquête irrésistible. Ses yeux surtout, ses larges yeux magnifiques, dont elle cachait d'ordinaire le brasier sous un voile d'indifférence, brûlaient comme des torches, aux heures où elle s'abandonnait toute. Il comprit qu'on l'adorât, qu'on pût la désirer à en mourir.
-Si vous saviez, monsieur l'abbé, si je vous racontais ce que j'ai souffert!... Ce sont des choses que vous avez soupçonnées sans doute, puisque vous connaissez ma belle-mère et mon mari. Les rares fois que vous êtes venu chez nous, vous n'êtes pas sans avoir compris les abominations qui s'y passaient, malgré mon air d'être toujours contente, dans mon petit coin de silence et d'effacement... Mais vivre ainsi dix ans, mais ne jamais être, ne jamais aimer, ne jamais être aimée, non, non, je n'ai pas pu!
Alors, elle conta la douloureuse histoire, son mariage avec le marchand de diamants, désastreux dans son apparent coup de fortune, sa belle-mère une âme dure de bourreau et de geôlier, son mari un monstre de laideur physique, de vilenie morale. On l'emprisonnait, on ne la laissait pas même se mettre seule à une fenêtre. On l'avait battue, on s'était acharné contre ses goûts, ses envies, ses faiblesses de femme. Elle savait qu'au dehors son mari entretenait des filles; et, si elle souriait à un parent, si elle avait une fleur au corsage, en un jour rare de gaieté, il arrachait la fleur, entrait dans des rages jalouses, lui brisait les poignets, avec d'affreuses menaces. Pendant des années, elle avait vécu dans cet enfer, espérant quand même, ayant en elle un tel flot de vie, un si ardent besoin de tendresse, qu'elle attendait le bonheur, croyant toujours le voir entrer, au moindre souffle.
-Monsieur l'abbé, je vous jure que je n'ai pas pu ne pas faire ce que j'ai fait. J'étais trop malheureuse, tout mon être brûlait de se donner... Quand mon ami, la première fois, m'a dit qu'il m'aimait, j'ai laissé tomber ma tête sur son épaule; et c'était fini, j'étais sa chose pour toujours. Il faut comprendre ces délices, être aimée, ne trouver chez son ami que des gestes de caresse, des paroles de douceur, la continuelle préoccupation de se montrer prévenant et aimable; et savoir qu'il pense à vous, qu'il y a quelque part un coeur où vous vivez; et n'être que vous deux, n'être plus qu'un, s'oublier dans une étreinte où tout se fond, les corps et les âmes!... Ah! si c'est un crime, monsieur l'abbé, je ne puis en avoir le remords. Je ne dis même pas qu'on m'y a poussée, je dis que je l'ai commis aussi naturellement que je respire, parce qu'il était nécessaire à ma vie.