-Regardez, c'est elle, la jeune personne, vous savez, la jeune personne...
Tout d'un coup, elle s'écria:
-Je vais chercher Appoline au magasin, il faut qu'Appoline voie mademoiselle.
Mais, alors, d'un air digne, Majesté la retint.
-Non, laisse Appoline, elle a déjà trois dames à servir... Mademoiselle et ces messieurs ne quitteront certainement pas Lourdes sans faire quelques achats. Les petits souvenirs qu'on emporte sont si agréables à regarder, plus tard! Et nos clients veulent bien ne jamais rien acheter autre part que chez nous, dans le magasin que nous avons joint à l'hôtel.
-J'ai déjà fait mes offres de service, appuya madame Majesté. Je les renouvelle, Appoline sera si heureuse de montrer à mademoiselle ce que nous avons de plus joli, et dans des conditions de bon marché vraiment incroyables! Oh! des choses ravissantes, ravissantes!
Marie commençait à s'impatienter d'être ainsi retenue, et Pierre souffrait de la curiosité éveillée, grandissante autour d'eux. Quant à M. de Guersaint, il jouissait délicieusement de cette popularité, de ce triomphe de sa fille. Il promit de revenir.
-Certainement, nous achèterons quelques petits bibelots. Des souvenirs pour nous, des cadeaux à faire... Mais plus tard, quand nous rentrerons.
Enfin, ils s'échappèrent, ils descendirent l'avenue de la Grotte. Le temps était de nouveau superbe, après les orages des deux nuits précédentes. Rafraîchi, l'air matinal sentait bon, sous la gaieté épandue du clair soleil. Une foule se hâtait déjà sur les trottoirs, affairée, contente de vivre. Et quel ravissement pour Marie, à qui tout semblait nouveau, charmant, inappréciable! Le matin, elle avait dû accepter que Raymonde lui prêtât une paire de bottines, car elle s'était bien gardée d'en mettre une dans sa valise, par superstition, craignant de se porter malheur. Les bottines lui allaient à ravir, elle écoutait avec une joie d'enfant les petits talons taper gaillardement sur les dalles. Elle ne se souvenait pas d'avoir vu des maisons si blanches, des arbres si verts, des passants si joyeux. Tous les sens, chez elle, semblaient en fête, d'une délicatesse merveilleuse: elle entendait des musiques, sentait des parfums lointains, elle goûtait l'air avec gourmandise, ainsi qu'un fruit suave. Mais, surtout, ce qu'elle trouvait de très gentil, de délicieux, c'était de se promener de la sorte au bras de son père. Jamais encore cela ne lui était arrivé, elle en faisait le rêve depuis des années comme d'un de ces grands bonheurs impossibles dont on occupe sa souffrance. Le rêve se réalisait, son coeur battait d'allégresse. Elle se serrait contre son père, elle s'efforçait de marcher bien droite, bien belle, pour lui faire honneur. Et lui était très fier, heureux autant qu'elle, la montrant, l'affichant, débordant de la joie de la sentir à lui, son sang, sa chair, sa fille, désormais rayonnante de jeunesse et de santé.
Comme tous trois traversaient le plateau de la Merlasse, déjà barré par la bande des marchandes de cierges et de bouquets, lancées à la poursuite des pèlerins, M. de Guersaint s'écria:
-Nous n'allons bien sûr pas arriver à la Grotte les mains vides!
Pierre, qui marchait de l'autre côté de Marie, gagné par la gaieté rieuse où il la voyait, s'arrêta. Tout de suite, ils furent entourés, envahis, par une nuée de marchandes, dont les mains rapaces leur poussaient la marchandise jusque dans la figure. «Ma belle demoiselle! mes bons messieurs! achetez-moi, achetez-moi, à moi, à moi!» Et il fallut se débattre, se dégager. M. de Guersaint finit par acheter le plus gros bouquet, un bouquet de marguerites blanches, pommé et dur comme un chou, à une très belle fille grasse et blonde, vingt ans au plus, si peu vêtue dans son effronterie, qu'on sentait la rondeur libre de sa gorge sous sa camisole à demi dégrafée. Le bouquet n'était d'ailleurs que de vingt sous, il se fâcha pour le payer sur sa petite bourse, un peu interloqué des manières de la grande fille, pensant tout bas qu'elle faisait sûrement un autre commerce, celle-là, quand la sainte Vierge chômait. Alors, Pierre paya de son côté les trois cierges que Marie avait pris à une vieille femme, des cierges de deux francs, fort raisonnables, ainsi qu'elle disait. La vieille femme, une figure anguleuse, au nez de proie, aux yeux de lucre, se répandait en remerciements mielleux. «Que Notre-Dame de Lourdes vous bénisse, ma belle demoiselle! qu'elle vous guérisse de vos maladies, vous et les vôtres!» Et cela les égaya de nouveau, ils repartirent en riant tous les trois, amusés comme des enfants par l'idée que c'était une chose faite, ce voeu de la brave femme.
À la Grotte, Marie voulut défiler immédiatement, pour donner elle-même le bouquet et les cierges, avant même de s'agenouiller. Il n'y avait pas encore grand monde, ils se mirent à la queue, passèrent au bout de trois ou quatre minutes. Et de quels regards extasiés elle examina tout, l'autel d'argent gravé, l'orgue-harmonium, les ex-voto, les herses ruisselantes de cire, flambantes dans le plein jour! Cette Grotte qu'elle n'avait encore vue que de loin, de son chariot de misère, elle y entrait, elle y respirait, comme au paradis même, baignée dans une tiédeur et une bonne odeur, dont elle étouffait un peu, divinement. Quand elle eut déposé les cierges, au fond du grand panier, et qu'elle se fut grandie, pour accrocher le bouquet à une lance de la grille, elle baisa longuement le roc, en dessous de la sainte Vierge, à cette place que des millions de lèvres déjà avaient polie. Et ce fut, donné à cette pierre, un baiser d'amour où elle mit la flamme de la reconnaissance, un baiser où son coeur se fondait.
Dehors, ensuite, Marie se prosterna, s'anéantit dans un acte de remerciement sans fin. Son père s'était également agenouillé, près d'elle, mêlant à la sienne la ferveur de sa gratitude. Mais il ne pouvait faire longtemps la même chose, il devint peu à peu inquiet, finit par se pencher à l'oreille de sa fille, pour lui dire qu'il avait une course, dont il ne s'était plus souvenu tout à l'heure. Sûrement, le mieux était qu'elle restât là, en prière, à l'attendre. Pendant qu'elle achèverait ses dévotions, lui se dépêcherait, s'acquitterait de sa corvée; et l'on se promènerait après, à l'aise, où l'on voudrait. Elle ne le comprenait, ne l'entendait seulement pas. Elle se contenta de hocher la tête, promettant de ne pas bouger, reprise par une telle foi attendrie, que ses yeux se mouillaient de larmes, fixés sur la statue blanche de la Vierge.
Quand M. de Guersaint eut rejoint Pierre, resté un peu à l'écart, il s'expliqua.
-Mon cher, c'est un cas de conscience, j'ai fait à notre cocher de Gavarnie la promesse formelle de voir son patron, pour lui dire les vraies causes du retard. Vous savez, le coiffeur de la place du Marcadal... Et puis, il faut que je me fasse raser, moi!
Pierre, inquiet, dut céder devant le serment qu'on serait de retour dans un quart d'heure. Seulement, comme la course lui semblait longue, il s'entêta de son côté à prendre une voiture, qui stationnait au bas du plateau de la Merlasse. C'était une sorte de cabriolet verdâtre, dont le cocher, un gros garçon d'une trentaine d'années, coiffé d'un béret, fumait une cigarette. Assis de biais sur le siège, les genoux écartés, il conduisait avec un sans-façon tranquille d'homme bien nourri, maître de la rue.