Выбрать главу

Cazaban revint à M. de Guersaint. Il se mit à raser l'autre joue, en murmurant d'un air détaché:

-Oh! moi, ce que j'en dis, de leur Grotte, ce n'est pas qu'elle me gêne, au fond. Et puis, il faut bien que tout le monde vive.

Dans la salle à manger, les enfants venaient de casser un des bols, au milieu de cris assourdissants. Et Pierre remarquait de nouveau les gravures de sainteté, la sainte Vierge de plâtre, dont le coiffeur avait décoré la pièce, pour être agréable à ses locataires. Une voix cria, du premier étage, que la malle était fermée et que le garçon serait bien gentil de la ficeler, quand il rentrerait.

Mais Cazaban, devant ces deux messieurs qu'il ne connaissait point en somme, restait méfiant, gêné, la cervelle hantée d'hypothèses inquiétantes. Cela le désespérait de les laisser partir ainsi, sans savoir rien d'eux, après s'être compromis lui-même. Si encore il avait pu rattraper ses paroles trop vives contre les pères! Aussi, lorsque M. de Guersaint se leva pour se laver le menton, céda-t-il à son besoin de renouer l'entretien.

-Avez-vous entendu parler du miracle d'hier? La ville en est bouleversée, plus de vingt personnes me l'ont raconté déjà... Oui, il paraît qu'ils ont obtenu un miracle extraordinaire, une jeune demoiselle paralytique qui s'est levée et qui a traîné son chariot jusque dans le choeur de la Basilique.

M. de Guersaint, en train de se rasseoir après s'être essuyé, eut un rire complaisant.

-Cette jeune demoiselle est ma fille.

Alors, sous ce brusque coup de lumière heureuse, Cazaban rayonna. Rassuré, il acheva de donner un coup de peigne magistral, au milieu de l'exubérance de gestes et de paroles qui lui revenait.

-Ah! monsieur, je vous félicite, je suis flatté de vous avoir eu entre les mains... Du moment que mademoiselle votre fille est guérie, n'est-ce pas? cela suffit à votre coeur de père.

Et il trouva aussi pour Pierre un mot aimable. Puis, lorsqu'il se décida à les laisser partir, il regarda le prêtre d'un air pénétré, il dit en homme de bon sens, désireux de conclure sur les miracles:

-Il y en a, monsieur l'abbé, d'heureux pour tout le monde. De temps à autre, il nous en faut un de cette qualité.

Dehors, M. de Guersaint dut aller chercher le cocher, qui continuait à rire avec la servante, dont le chien, trempé d'eau, se secouait au soleil. En cinq minutes, d'ailleurs, la voiture les ramena en bas du plateau de la Merlasse. La course leur avait pris une grande demi-heure; et Pierre voulut garder la voiture, dans l'idée de montrer la ville à Marie, sans la fatiguer trop. Pendant que le père courait à la Grotte, pour y reprendre sa fille, il attendit là, sous les arbres.

Tout de suite, le cocher lia conversation avec le prêtre. Il avait allumé une autre cigarette, il se montrait très familier. Lui, était d'un village des environs de Toulouse, et il ne se plaignait pas, il gagnait de grasses journées, à Lourdes. On y mangeait bien, on s'y amusait, c'était ce qu'on pouvait appeler un bon pays. Il disait ces choses avec un abandon d'homme que ses scrupules religieux ne gênaient pas, sans oublier pourtant le respect qu'il devait à un ecclésiastique.

Enfin, du haut de son siège, à demi couché, l'une de ses jambes pendantes, il laissa lentement tomber cette parole:

-Ah! oui, monsieur l'abbé, Lourdes a bien pris, mais le tout est de savoir si ça continuera longtemps.

Pierre, très frappé du mot, en sondait l'involontaire profondeur, lorsque M. de Guersaint reparut, ramenant Marie. Il l'avait trouvée agenouillée à la même place, dans le même acte de foi et de remerciement, aux pieds de la sainte Vierge; et il semblait qu'elle eût emporté dans ses yeux tout le flamboiement de la Grotte, tellement ils luisaient de la divine joie de sa guérison. Jamais elle ne consentit à garder la voiture. Non, non! elle préférait marcher, peu lui importait de voir la ville, pourvu que, pendant une heure encore, elle marchât au bras de son père, par les jardins, par les rues, par les places, où l'on voudrait! Et, quand Pierre eut payé le cocher, ce fut elle qui s'engagea dans une allée du jardin de l'Esplanade, ravie de se promener ainsi à petits pas, le long des gazons fleuris de corbeilles, sous les grands arbres. Cela était si doux, si frais, toutes ces herbes, toutes ces feuilles, ces allées ombreuses, solitaires, d'où l'on entendait l'éternel ruissellement du Gave! Puis, elle désira retourner dans les rues, parmi la foule, pour y retrouver l'agitation, le bruit, la vie, dont le besoin débordait de son être.

Rue Saint-Joseph, en apercevant le Panorama, où l'on voyait l'ancienne Grotte, avec Bernadette agenouillée, le jour du miracle du cierge, Pierre eut l'idée d'entrer. Marie en fut heureuse, comme une enfant; et M. de Guersaint lui-même témoigna la plus innocente joie, surtout lorsqu'il remarqua que, parmi la fournée des pèlerins qui s'engouffraient avec eux au fond du couloir obscur, plusieurs venaient de reconnaître, en sa fille, la jeune miraculée de la veille, déjà glorieuse, dont le nom volait de bouche en bouche. En haut, sur l'estrade ronde, quand on déboucha dans la lumière diffuse que tamisait un velum, il y eut une sorte d'ovation autour de Marie, des chuchotements tendres, des regards béats, un ravissement d'extase à la voir, à la suivre, à la toucher. Maintenant, c'était la gloire, elle serait aimée ainsi, partout où elle irait. Et il fallut, pour qu'on l'oubliât un peu, que l'employé chargé des explications se mît à la tête de la petite troupe des visiteurs, faisant le tour, racontant l'épisode que représentait l'immense toile circulaire, de cent vingt-six mètres de longueur. Il s'agissait de la dix-septième apparition de la sainte Vierge à Bernadette, le jour où, agenouillée devant la Grotte, elle avait par mégarde, pendant la vision, laissé la main sur la flamme de son cierge, sans la brûler; et tout l'ancien paysage de la Grotte primitive se trouvait rétabli, toute la scène était reconstituée, avec les personnages historiques, le médecin en train de constater le miracle, sa montre à la main, le maire, le commissaire de police, le procureur impérial, dont l'employé disait les noms, au milieu de l'ébahissement du public qui le suivait.

Alors, par une inconsciente liaison d'idées, Pierre se rappela le mot que le cocher venait de lui dire: «Lourdes a bien pris, mais le tout est de savoir si ça durera longtemps.» En effet, là était la question. Que de sanctuaires vénérés avaient ainsi été bâtis déjà, à la voix d'enfants innocentes, élues entre toutes, auxquelles la sainte Vierge s'était montrée! Toujours la même histoire recommençait: une apparition, une bergère qu'on persécutait, qu'on traitait de menteuse, puis une sourde poussée de la misère humaine affamée d'illusion, et alors la propagande, le triomphe du sanctuaire rayonnant comme un phare, et ensuite le déclin, l'oubli, quand un autre sanctuaire naissait ailleurs du rêve extasié d'une autre voyante. Il semblait que le pouvoir de l'illusion s'usait, qu'il fallait, au travers des siècles, la déplacer, la remettre dans de nouveaux décors, dans une nouvelle aventure, pour en renouveler la puissance. La Salette avait détrôné les antiques Vierges de bois ou de pierre qui guérissaient, Lourdes venait de détrôner la Salette, en attendant d'être détrônée elle-même par la Notre-Dame de demain, celle dont le doux visage consolateur se montrera à une pure enfant encore à naître. Seulement, si Lourdes avait eu une fortune si rapide, si prodigieuse, il la devait sûrement à la petite âme sincère, au charme délicieux de Bernadette. Ici, aucune supercherie, aucun mensonge, la seule floraison de la souffrance, une chétive fillette malade qui apportait au peuple des souffrants son rêve de justice, d'égalité dans le miracle. Elle n'était que l'éternel espoir, l'éternelle consolation. En outre, toutes les circonstances historiques et sociales paraissaient s'être rencontrées pour exaspérer le besoin de cette envolée mystique, à la fin d'un terrible siècle d'enquête positive; et c'était pourquoi Lourdes sans doute durerait longtemps encore, dans son triomphe, avant de n'être plus qu'une légende, une de ces religions mortes, au puissant parfum évaporé.