Ah! cet ancien Lourdes, cette ville de paix et de croyance, le seul berceau possible où la légende pouvait naître, comme Pierre le reconstituait aisément, en faisant le tour de la vaste toile du Panorama! Cette toile disait tout, constituait la meilleure leçon de choses qu'on pût voir. Les explications monotones de l'employé ne s'entendaient pas, le paysage parlait lui-même. D'abord, c'était la Grotte, le trou de roche au bord du Gave, un lieu sauvage de rêverie, des pentes buissonneuses, des écroulements de pierres, sans un chemin frayé; et rien encore, pas d'embellissements, pas de quai monumental, pas d'allées de jardin anglais serpentant parmi des arbustes taillés à la serpe, pas de Grotte arrangée, déformée, fermée d'une grille, surtout pas de boutique d'objets religieux, cette boutique de simonie qui était le scandale des âmes pieuses. La Vierge n'avait pu choisir au désert un coin plus charmant pour se montrer à l'élue de son coeur, la fillette pauvre, promenant là le songe de ses nuits pénibles, en ramassant du bois mort. Puis, c'était, de l'autre côté du Gave, derrière le rocher du Château, le vieux Lourdes confiant et endormi. Un autre âge s'évoquait, une petite ville, avec ses rues étroites, pavées de cailloux, ses maisons noires, aux encadrements de marbre, son antique église à demi espagnole, pleine d'anciennes sculptures, peuplée de visions d'or et de chairs peintes. Deux fois par jour, il n'y avait que les diligences de Bagnères et de Cauterets qui traversaient à gué le Lapaca, pour monter ensuite la raide chaussée de la rue Basse. L'esprit du siècle n'avait pas soufflé sur ces toits paisibles, qui abritaient une population attardée, restée enfant, toute serrée dans le lien étroit d'une forte discipline religieuse. Aucune débauche, un lent commerce séculaire suffisant à la vie quotidienne, une vie pauvre dont la rudesse sauvegardait les moeurs. Et jamais Pierre n'avait mieux compris comment Bernadette, née de cette terre de foi et d'honnêteté, y avait fleuri telle qu'une rose naturelle, éclose sur les églantiers du chemin.
-C'est tout de même curieux, déclara M. de Guersaint, quand on se retrouva dans la rue. Je ne suis pas fâché d'avoir vu ça.
Marie également riait d'aise.
-Père, n'est-ce pas? on dirait qu'on y est. Par moments, il semble que les personnages vont bouger... Et comme elle est charmante, Bernadette, à genoux, en extase, pendant que la flamme du cierge lèche ses doigts, sans laisser de brûlure.
-Voyons, reprit l'architecte, nous n'avons plus qu'une heure, il faudrait pourtant songer à faire nos emplettes, si nous désirons acheter quelque chose... Voulez-vous que nous fassions le tour des boutiques? Nous avons bien promis à Majesté de lui donner la préférence; seulement, ça ne nous empêche pas de nous renseigner un peu... Hein? Pierre, qu'en dites-vous?
-Mais certainement, comme vous voudrez, répondit le prêtre. D'ailleurs, cela nous promènera.
Et il suivit la jeune fille et son père, qui revinrent sur le plateau de la Merlasse. Depuis qu'il était sorti du Panorama, il éprouvait une sensation singulière de dépaysement. C'était comme si, tout d'un coup, on l'avait transporté d'une ville dans une autre, à des siècles de distance. Il quittait la solitude, la paix endormie de l'ancien Lourdes, augmentée encore par la lumière morte du velum, pour tomber brusquement dans le Lourdes nouveau, éclatant de lumière, bruyant de foule. Dix heures venaient de sonner, l'animation était extraordinaire sur les trottoirs, tout un peuple qui, avant le déjeuner, se hâtait de finir ses achats, pour ne plus songer ensuite qu'au départ. Les milliers de pèlerins du pèlerinage national, en une bousculade dernière, ruisselaient par les rues, assiégeaient les boutiques. On aurait dit les cris, les coups de coude, les galops brusques d'une foire qui s'achève, au milieu du roulement ininterrompu des voitures. Beaucoup se munissaient de provisions de route, dévalisaient les échoppes en plein air, où l'on vendait des pains, du saucisson, du jambon. On achetait des fruits, on achetait du vin, les paniers se remplissaient de bouteilles, de papiers gras, jusqu'à en éclater. Un marchand ambulant qui promenait des fromages sur une petite voiture, voyait sa marchandise enlevée, comme balayée par le vent. Mais, surtout, la foule achetait des objets religieux; et d'autres marchands ambulants, dont les petites voitures étaient chargées de statuettes et de gravures pieuses, réalisaient des affaires d'or. La clientèle des boutiques faisait queue sur la chaussée, les femmes étaient enveloppées de chapelets immenses, avaient des saintes Vierges sous les bras, emportaient des bidons pour les remplir à la fontaine miraculeuse. Ces bidons, d'un à dix litres, les uns sans image, les autres peinturlurés d'une Notre-Dame de Lourdes en bleu, ajoutaient une gaieté à la cohue, avec leur éclat de ferblanterie neuve, leur clair tintement de casserole, portés à la main, pendus en sautoir. Et la fièvre du négoce, le plaisir de dépenser son argent, de repartir les poches bourrées de photographies et de médailles, allumait les visages d'un air de fête, changeait cette foule épanouie en une foule de kermesse, aux appétits débordants et satisfaits.
Sur le plateau de la Merlasse, M. de Guersaint fut tenté un instant d'entrer dans une des boutiques les plus belles et les plus achalandées, dont l'enseigne portait en lettres hautes ces mots: Soubirous, frère de Bernadette.
-Hein? si nous faisions nos emplettes là? Ce serait plus local, nos petits souvenirs auraient un intérêt de plus.
Puis, il passa, en répétant qu'il fallait tout voir d'abord.
Pierre avait regardé la boutique du frère de Bernadette, avec un serrement de coeur. Cela le chagrinait, le frère vendant la sainte Vierge que la soeur avait vue. Mais il fallait bien vivre, et il croyait savoir que la famille de la voyante, à côté de la Basilique triomphale dans son resplendissement d'or, ne faisait pas fortune, tellement la concurrence était terrible. Si les pèlerins laissaient à Lourdes des millions, les marchands d'articles de sainteté y étaient plus de deux cents, sans compter les hôteliers et les logeurs qui prenaient la grosse part; de sorte que les gains, si âprement disputés, finissaient par être assez médiocres. Le long du plateau, à droite et à gauche du frère de Bernadette, d'autres boutiques s'ouvraient, une file ininterrompue de boutiques, serrées les unes contre les autres, qui occupaient les cases du baraquement de bois, une sorte de galerie construite par la ville, et dont elle tirait une soixantaine de mille francs. C'étaient de véritables bazars, des étalages ouverts, empiétant sur le trottoir, raccrochant le monde au passage. Sur près de trois cents mètres, il n'y avait pas d'autre commerce: un fleuve de chapelets, de médailles, de statuettes, coulant sans fin au travers des vitrines. Et les enseignes affichaient en lettres énormes des noms vénérés, saint Roch, saint Joseph, Jérusalem, la Vierge Immaculée, le Sacré-Coeur de Marie, tout ce que le paradis contenait de mieux pour toucher et attirer la clientèle.