-Ma foi, déclara M. de Guersaint, je crois bien que c'est partout la même chose. Entrons n'importe où.
Il en avait assez, cette file interminable d'étalages lui cassait les jambes.
-Puisque tu as promis d'acheter là-bas, dit Marie qui ne se lassait point, le mieux est d'y retourner.
-C'est cela, retournons chez Majesté.
Mais les boutiques recommencèrent avenue de la Grotte. Aux deux bords, elles se pressaient de nouveau; et il s'y mêlait des bijoutiers, des marchands de nouveautés, des marchands de parapluies tenant l'article religieux; même il y avait là un confiseur qui vendait des boîtes de pastilles à l'eau de Lourdes, dont le couvercle portait une image de la Vierge. Les vitrines d'un photographe débordaient de vues de la Grotte et de la Basilique, de portraits d'évêques, de révérends pères de tous les ordres, mêlés aux sites célèbres des montagnes voisines. Une librairie étalait les dernières publications catholiques, des volumes aux titres dévots, parmi les nombreux ouvrages publiés sur Lourdes depuis vingt ans, quelques-uns avec un succès prodigieux, dont le retentissement durait encore. Dans cette grande voie populeuse, la foule coulait en un flot élargi, les bidons sonnaient, c'était une joie de vie intense, au clair soleil qui enfilait la chaussée d'un bout à l'autre. Et les statuettes, les médailles, les chapelets ne semblaient devoir cesser jamais, un étalage continuait l'autre étalage, des kilomètres allaient ainsi s'étendre, dévidant les rues de la ville entière, occupée par le même bazar vendant les mêmes articles.
Devant l'hôtel des Apparitions, M. de Guersaint eut une hésitation encore.
-Alors, c'est bien décidé, nous faisons nos emplettes là?
-Mais certainement, dit Marie. Vois donc comme la boutique est belle!
Et elle entra la première dans le magasin, un des plus vastes de la rue en effet, et qui occupait le rez-de-chaussée de l'hôtel, à gauche. M. de Guersaint et Pierre la suivirent.
Appoline, la nièce des Majesté, chargée de la vente, se trouvait debout sur un escabeau, en train de prendre des bénitiers dans une vitrine haute, pour les montrer à un jeune homme, un brancardier élégant, porteur d'admirables guêtres jaunes. Elle riait d'un roucoulement de tourterelle, charmante, avec d'épais cheveux noirs, des yeux superbes dans une face un peu carrée, au front droit, aux joues larges, aux fortes lèvres rouges. Et Pierre vit très nettement la main du jeune homme au bord de la jupe, chatouillant le bas d'une jambe qui semblait s'être offerte là volontiers. Ce ne fut d'ailleurs que la vision d'une seconde. Déjà la jeune fille était lestement sautée à terre, en demandant:
-Alors, vous ne croyez pas que ce modèle de bénitier conviendrait à madame votre tante?
-Non, non! répondit le brancardier en s'en allant. Procurez-vous l'autre modèle. Je ne pars que demain, je reviendrai.
Lorsque Appoline sut que Marie était la miraculée dont madame Majesté parlait depuis la veille, elle montra beaucoup d'empressement. Elle la regardait avec son gai sourire, où il y avait une pointe de surprise, d'incrédulité discrète, comme la sourde moquerie d'une belle fille, folle de son corps, en présence d'une virginité si enfantine et attardée. Mais la vendeuse adroite qu'elle était se répandit en paroles aimables.
-Ah! mademoiselle, je serai si heureuse de vous vendre! c'est tellement beau, votre miracle!... Voyez, tout le magasin est à vous. Nous avons le plus grand choix.
Marie était gênée.
-Je vous remercie, vous êtes bien aimable... Nous ne venons vous acheter que des petites choses.
-Si vous le permettez, dit M. de Guersaint, nous allons faire notre choix nous-mêmes.
-Eh bien! c'est cela, choisissez, monsieur. Ensuite, nous verrons.
Et, comme d'autres clients entraient, Appoline les oublia, reprit son métier de jolie vendeuse, avec des mots de caresse, des gestes de séduction, surtout pour les hommes, qu'elle ne laissait partir que les poches pleines d'achats.
Il restait deux francs à M. de Guersaint sur le louis que Blanche, sa fille aînée, lui avait glissé, au départ, comme argent de poche. Aussi n'osait-il trop se lancer dans son choix. Mais Pierre déclara qu'on lui causerai beaucoup de peine, si on ne lui permettait pas d'offrir à ses amis les quelques objets qu'ils emporteraient de Lourdes. Dès lors, il fut convenu qu'on choisirait d'abord un cadeau pour Blanche, puis que Marie et son père prendraient chacun le souvenir qui lui plairait le mieux.
-Ne nous pressons pas, répétait M. de Guersaint très égayé. Voyons, Marie, cherche bien... Qu'est-ce qui ferait le plus de plaisir à Blanche?
Tous les trois regardaient, furetaient, fouillaient. Seulement, leur indécision augmentait à mesure qu'ils passaient d'un objet à un autre. Le vaste magasin, avec ses comptoirs, ses vitrines, ses cases, qui le garnissaient du haut en bas, était une mer aux flots sans nombre, en débordement de tous les articles religieux imaginables. Il y avait les chapelets, des liasses de chapelets pendus le long des murs, des tas de chapelets dans les tiroirs, depuis les humbles chapelets à vingt sous la douzaine, jusqu'aux chapelets de bois odorant, d'agate, de lapis, chaînés d'or ou d'argent; et certains, immenses, faits pour ceindre à double tour le cou et la taille, montraient des grains travaillés, gros comme des noix, espacés par des têtes de mort. Il y avait les médailles, une pluie de médailles, des médailles à pleines boîtes, de toutes les grandeurs, de toutes les matières, les plus humbles et les plus précieuses, portant des inscriptions diverses, représentant la Basilique, la Grotte, l'Immaculée-Conception, gravées, repoussées, émaillées, soignées ou fabriquées à la grosse, selon les bourses. Il y avait les saintes Vierges, les petites, les grandes, en zinc, en bois, en ivoire, en plâtre surtout, les unes d'une blancheur nue, les autres peintes de couleurs vives, reproduisant à l'infini la description faite par Bernadette, le visage aimable et souriant, le voile très long, l'écharpe bleue, les roses d'or sur les pieds, mais avec des modifications légères pour chaque modèle, de façon à garantir la propriété de l'éditeur. Et c'était un autre flot d'articles religieux, les cent variétés de scapulaires, les mille clichés de l'imagerie dévote, des gravures fines, des chromolithographies violentes, que noyait un pullulement de petites images coloriées, dorées, vernies, fleuries de bouquets, ornées de dentelles. Et c'était aussi de la bijouterie, des bagues, des broches, des bracelets, chargés d'étoiles et de croix, décorés de figures saintes. Et c'était enfin l'article Paris qui dominait, qui submergeait le reste: des porte crayons, des porte-monnaie, des porte-cigares, des presse-papiers, des couteaux à papier, jusqu'à des tabatières, des objets innombrables sur lesquels revenaient sans cesse la Basilique, la Grotte, la sainte Vierge, reproduites de toutes les façons, par tous les procédés connus. Dans une case à cinquante centimes l'article, s'entassait un pêle-mêle de ronds de serviette, de coquetiers et de pipes de bois, où l'apparition de Notre-Dame de Lourdes était sculptée, rayonnante.