Pierre eut l'idée brusque qu'il avait pu ne pas voir M. de Guersaint et Marie arriver, et que peut-être ils étaient déjà au wagon. Il y retourna, il n'y aperçut toujours que sa valise, sur la banquette. Soeur Hyacinthe et soeur Claire des Anges commençaient à s'y installer, en attendant leurs malades; et, comme Gérard amenait M. Sabathier dans une petite voiture, Pierre donna un coup de main pour le monter, rude besogne qui les mit en nage. L'ancien professeur, l'air abattu, très calme et résigné pourtant, se tassa aussitôt, reprit possession de son coin.
-Merci, messieurs... Enfin, ça y est, ce n'est pas malheureux! Maintenant, on n'aura plus qu'à me déballer, à Paris.
Madame Sabathier, après lui avoir enveloppé les jambes dans une couverture, redescendit, resta debout près de la portière ouverte du wagon. Et elle causait avec Pierre, lorsqu'elle s'interrompit pour dire:
-Tiens! voilà madame Maze qui vient reprendre sa place... Elle m'a fait des confidences, l'autre jour. Une petite femme bien malheureuse!
Obligeamment, elle l'interpella, lui offrit de veiller sur ses affaires. Mais la nouvelle venue se récriait, riait, s'agitait d'un air fou.
-Non, non! je ne pars pas.
-Comment! vous ne partez pas?
-Non, non! je ne pars pas... C'est-à-dire, je pars, mais pas avec vous, pas avec vous!
Et elle était si extraordinaire, si ensoleillée, que tous les deux avaient peine à la reconnaître. Son visage de blonde fanée avant l'âge rayonnait, elle semblait rajeunie de dix ans, tout à coup tirée de l'infinie tristesse de son abandon.
Elle eut un cri, une joie qui débordait.
-Je pars avec lui... Oui, il est venu me chercher, il m'emmène... Oui, oui, nous partons à Luchon, ensemble, ensemble!
Puis, indiquant d'un regard extasié un gros garçon brun, l'air gai, la lèvre en fleur, en train d'acheter des journaux:
-Tenez! le voilà, mon mari, ce bel homme qui rit là-bas avec la marchande... Il est tombé chez moi, ce matin, et il m'enlève, nous prenons le train de Toulouse, dans deux minutes... Ah! chère madame, vous à qui j'ai dit mes peines, vous comprenez mon bonheur, n'est-ce pas?
Mais elle ne pouvait se taire, elle reparla de l'affreuse lettre qu'elle avait reçue le dimanche, une lettre où il lui signifiait que, si elle profitait de son séjour à Lourdes, pour le relancer à Luchon, il lui refuserait sa porte. Un homme épousé par amour! un homme qui la négligeait depuis dix ans, qui profitait de ses continuels déplacements de voyageur de commerce pour promener des créatures d'un bout de la France à l'autre! Cette fois, c'était fini, elle avait demandé au ciel de la faire mourir; car elle n'ignorait pas que l'infidèle était en ce moment même à Luchon avec deux dames, les deux soeurs, ses maîtresses. Et que s'était-il donc passé, mon Dieu? Un coup de foudre, certainement! Les deux dames avaient dû recevoir un avertissement d'en haut, la brusque conscience de leur péché, un rêve peut-être où elles s'étaient vues en enfer. Sans explication, un soir, elles s'étaient sauvées de l'hôtel, elles l'avaient planté là; tandis que lui, qui ne pouvait vivre seul, s'était senti puni à un tel point, qu'il avait eu l'idée soudaine d'aller chercher sa femme, pour la ramener, la garder huit jours. Il ne le disait pas, mais la grâce l'avait sûrement frappé, elle le trouvait trop gentil pour ne pas croire à un vrai commencement de conversion.
-Ah! quelle reconnaissance j'ai à la sainte Vierge! continua-t-elle. Elle seule a dû agir, et je l'ai bien compris, hier soir. Il m'a semblé qu'elle me faisait un petit signe, juste au moment où mon mari prenait la décision de venir me chercher. Je lui ai demandé l'heure exacte, ça concorde parfaitement... Voyez-vous, il n'y a pas eu de plus grand miracle, les autres me font sourire, ces jambes remises, ces plaies disparues. Ah! que Notre-Dame de Lourdes soit bénie, elle qui a guéri mon coeur!
Le gros garçon brun se retournait, et elle s'élança pour le rejoindre, elle en oublia de faire ses adieux. Cette aubaine inespérée d'amour, ce regain tardif de lune de miel, toute une semaine passée à Luchon avec l'homme tant regretté, la rendait réellement folle de joie. Lui, bon prince, après l'avoir reprise dans une heure de dépit et de solitude, finissait par s'attendrir, amusé de l'aventure, en la trouvant beaucoup mieux qu'il n'aurait cru.
À ce moment, dans le flot croissant des malades qu'on apportait, le train de Toulouse arriva enfin. Ce fut un redoublement de tumulte, une confusion extraordinaire. Des sonneries tintaient, des signaux manoeuvraient. On vit le chef de gare qui accourait, qui criait de tous ses poumons:
-Attention là-bas!... Déblayez donc la voie!
Et il fallut qu'un employé se précipitât pour pousser hors des rails une petite voiture oubliée là, avec une vieille femme dedans. Une bande effarée de pèlerins traversa encore, à trente mètres de la locomotive, qui s'avançait, lente, grondante, fumante. D'autres, perdant la tête, allaient retourner sous les roues, si les hommes d'équipe ne les avaient saisis brutalement par les épaules. Enfin, le train s'arrêta, sans avoir écrasé personne, au milieu des matelas, des oreillers, des coussins qui traînaient, des groupes ahuris qui continuaient à tournoyer. Et les portières s'ouvrirent, un flot de voyageurs descendit, tandis qu'un autre flot montait, dans un double courant contraire, d'une obstination qui acheva de mettre le tumulte à son comble. Aux fenêtres des portières fermées, des têtes avaient paru, d'abord curieuses, puis frappées de stupeur devant l'étonnant spectacle, deux têtes de jeunes filles surtout, adorablement jolies, dont les grands yeux candides finirent par exprimer la plus douloureuse pitié.
Mais madame Maze était montée dans un wagon, suivie de son mari, si heureuse, si légère, qu'elle avait vingt ans, comme au soir déjà lointain de son voyage de noce. Et les portières furent refermées, la locomotive lâcha un grand coup de sifflet, puis s'ébranla, repartit lentement, lourdement, parmi la cohue qui, derrière le train, reflua sur les voies en un dégorgement d'écluse lâchée, de nouveau envahissante.
-Barrez donc le quai! criait le chef de gare à ses hommes. Et veillez, quand on amènera la machine!
Au milieu de cette alerte, les pèlerins et les malades en retard venaient d'arriver. La Grivotte passa, avec ses yeux de fièvre, son excitation dansante, suivie d'Élise Rouquet et de Sophie Couteau, très gaies, essoufflées d'avoir couru. Toutes trois se hâtèrent de gagner le wagon, où soeur Hyacinthe les gronda. Elles avaient failli rester à la Grotte, où parfois des pèlerins s'oubliaient, ne pouvant s'en arracher, implorant, remerciant encore la sainte Vierge, lorsque le train les attendait à la gare.