Tout d'un coup, Pierre, inquiet lui aussi, ne sachant plus que penser, aperçut M. de Guersaint et Marie, tranquillement arrêtés sous la marquise, en train de causer avec l'abbé Judaine. Il courut les rejoindre, il dit son impatience.
-Qu'avez-vous donc fait? Je commençais à perdre espoir.
-Comment, ce que nous avons fait? répondit M. de Guersaint étonné, l'air paisible. Mais nous étions à la Grotte, vous le savez bien... Un prêtre se trouvait là, qui prêchait d'une façon remarquable. Nous y serions encore, si je ne m'étais pas rappelé que nous partions... Et nous avons même pris une voiture, comme nous vous l'avions promis...
Il s'interrompit, pour regarder la grande horloge.
-Rien ne presse, que diable! Le train ne partira pas avant un quart d'heure.
C'était vrai, et Marie eut un sourire de joie divine.
-Oh! Pierre, si vous saviez quel bonheur j'emporte de cette dernière visite à la sainte Vierge! Je l'ai vue qui me souriait, je l'ai sentie qui me donnait la force de vivre... Vraiment, ce sont des adieux délicieux, et il ne faut pas nous gronder, Pierre!
Lui-même s'était mis à sourire, un peu gêné de son énervement anxieux. Avait-il donc un si vif désir d'être loin de Lourdes? Craignait-il que Marie, gardée par la Grotte, ne revînt plus? Maintenant qu'elle était là, il s'étonnait, il se sentait très calme.
Comme il leur conseillait pourtant d'aller s'installer dans le wagon, il reconnut le docteur Chassaigne, qui accourait vers eux.
-Ah! mon bon docteur, je vous attendais. Cela m'aurait fait un si gros chagrin, de ne pas vous embrasser avant de partir!
Mais le vieux médecin, tremblant d'émotion, l'interrompit.
-Oui, oui, je me suis attardé... Il y a dix minutes, imaginez-vous, en arrivant ici, je causais là-bas avec le Commandeur, vous savez cet original. Il ricanait de voir vos malades reprendre le train, comme il disait, pour rentrer mourir chez eux, ce qu'ils auraient dû commencer par faire. Et voilà, subitement, qu'il est tombé devant moi, foudroyé... C'était sa troisième attaque de paralysie, celle qu'il attendait...
-Oh! mon Dieu! murmura l'abbé Judaine qui avait entendu, il blasphémait, le ciel l'a puni!
M. de Guersaint et Marie écoutaient très intéressés, très émus.
-Je l'ai fait porter là, sous un coin de hangar, continua le docteur. C'est bien fini, je ne puis rien, il sera mort avant un quart d'heure sans doute... Alors, j'ai songé à un prêtre, je me suis hâté de courir...
Et, se tournant:
-Monsieur le curé, vous qui le connaissiez, venez donc avec moi. On ne peut pas laisser un chrétien s'en aller ainsi. Peut-être va-t-il s'attendrir, reconnaître son erreur, se réconcilier avec Dieu.
Vivement, l'abbé Judaine le suivit; et, derrière eux, M. de Guersaint emmena Marie et Pierre, se passionnant à l'idée de ce drame. Tous les cinq arrivèrent sous le hangar des messageries, à vingt pas de la foule, qui grondait, sans que personne soupçonnât qu'un homme était si voisin, en train d'agoniser.
Là, dans un coin de solitude, entre deux tas de sacs d'avoine, le Commandeur gisait sur un matelas de l'Hospitalité, qu'on avait pris à la réserve. Il était vêtu de son éternelle redingote, la boutonnière garnie de son large ruban rouge; et quelqu'un, ayant eu la précaution de ramasser sa canne à pomme d'argent, l'avait soigneusement posée près du matelas, par terre.
Tout de suite, l'abbé Judaine s'était penché.
-Mon pauvre ami, vous nous reconnaissez, vous nous entendez, n'est-ce pas?
Le Commandeur ne paraissait plus avoir que les yeux de vivants; mais ils vivaient, ils luisaient encore avec une flamme d'énergie obstinée. En frappant cette fois le côté droit, l'attaque devait avoir aboli la parole. Pourtant, il bégayait quelques mots, il parvint à faire comprendre qu'il voulait finir là, sans qu'on le bougeât, sans qu'on l'ennuyât davantage. N'ayant aucun parent à Lourdes, où personne ne savait rien de son passé ni de sa famille, y vivant depuis trois années de son petit emploi à la gare, l'air parfaitement heureux, il voyait enfin son ardent désir, son désir unique se réaliser, celui de s'en aller, de tomber à l'éternel sommeil, au néant réparateur. Et ses yeux, en effet, disaient toute sa grande joie.
-Avez-vous quelque voeu à exprimer? reprit l'abbé Judaine. Ne pouvons-nous pas vous être utiles en quelque chose?
Non, non! ses yeux répondaient qu'il était bien, qu'il était content. Depuis trois années déjà, il ne s'était pas levé un matin, sans espérer qu'il coucherait le soir au cimetière. Quand le soleil brillait, il avait coutume de dire d'un air d'envie: «Ah! quel beau jour pour partir!» Et elle était la bien reçue, la mort qui venait le délivrer de cette exécrable existence.
Le docteur Chassaigne, amèrement, répéta tout bas au vieux prêtre, qui le suppliait de tenter quelque chose:
-Je ne puis rien, la science est impuissante... Il est condamné.
Mais, à ce moment, une vieille femme, une pèlerine de quatre-vingts ans, égarée, ne sachant où elle allait, entra sous le hangar. Elle se traînait sur une canne, bancale et bossue, revenue à la taille d'une enfant, affligée de tous les maux de l'extrême vieillesse; et elle emportait, pendu en sautoir, un bidon plein d'eau de Lourdes, pour prolonger cette vieillesse encore, dans l'effroyable état de ruine où elle était. Un instant, son imbécillité sénile s'effara. Elle regarda cet homme étendu, raidi, qui se mourait. Puis, une bonté d'aïeule reparut au fond de ses yeux troubles, une fraternité de créature très vieille et très souffrante la fit s'approcher davantage. Et, de ses mains agitées d'un continuel tremblement, elle prit son bidon, elle le tendit à l'homme.
Ce fut, pour l'abbé Judaine, une clarté brusque, comme une inspiration d'en haut. Lui, qui avait tant prié pour la guérison de madame Dieulafay, et que la sainte Vierge n'avait pas écouté, se sentit embrasé d'une foi nouvelle, convaincu que, si le Commandeur buvait, il serait guéri. Il tomba sur les genoux, au bord du matelas.
-Ô mon frère, c'est Dieu qui vous envoie cette femme... Réconciliez-vous avec Dieu, buvez et priez, pendant que nous-mêmes allons implorer de toute notre âme la miséricorde divine... Dieu voudra vous prouver sa puissance, Dieu va faire le grand miracle de vous remettre debout, pour que vous passiez encore de longues années sur cette terre, à l'aimer et à le glorifier.
Non, non! les yeux étincelants du Commandeur criaient non! Lui être aussi lâche que ces troupeaux de pèlerins, venus de si loin, à travers tant de fatigues, pour se traîner par terre et sangloter, en suppliant le ciel de les laisser vivre un mois, une année, dix années encore! C'était si bon, c'était si simple de mourir tranquillement dans son lit! On se tourne contre le mur, et l'on meurt.
-Buvez, ô mon frère, je vous en conjure... C'est la vie que vous allez boire, la force, la santé; et c'est aussi la joie de vivre... Buvez pour redevenir jeune, pour recommencer une existence pieuse! buvez pour chanter les louanges de la divine Mère qui aura sauvé votre corps et votre âme!... Elle me parle, votre résurrection est certaine.