Quand Marie et son père furent installés, Pierre resta une minute encore sur le quai, avec le docteur Chassaigne, qui l'embrassa paternellement. Il voulait lui faire promettre de revenir à Paris, de se reprendre un peu à l'existence. Mais le vieux médecin hochait la tête.
-Non, non, mon cher enfant, je reste... Elles sont ici, elles me gardent.
Il parlait de ses chères mortes. Puis, doucement, très attendri:
-Adieu!
-Pas adieu, mon bon docteur, au revoir!
-Si, si, adieu... Le Commandeur avait raison, voyez-vous. Il n'y a rien d'aussi bon que de mourir, mais pour revivre.
Le baron Suire donnait l'ordre d'enlever les drapeaux blancs, en tête et en queue du train. Plus impérieux, les cris des employés continuaient: «En voiture! en voiture!» Et c'était la bousculade suprême, le flot des attardés s'affolant, arrivant en nage, hors d'haleine. Dans le wagon, madame de Jonquière et soeur Hyacinthe comptaient leur monde. La Grivotte, Élise Rouquet, Sophie Couteau étaient bien là. Madame Sabathier s'était assise à sa place, en face de son mari, qui, les yeux à demi clos, attendait patiemment le départ.
Mais une voix demanda:
-Et madame Vincent, elle ne repart donc pas avec nous?
Soeur Hyacinthe, qui se penchait, échangeant encore un sourire avec Ferrand, debout au seuil du fourgon, s'écria:
-La voici!
Madame Vincent traversait les voies, accourait, la dernière, essoufflée, hagarde. Et, tout de suite, d'un coup d'oeil involontaire, Pierre regarda ses bras. Ils étaient vides.
Toutes les portières se refermaient maintenant, claquaient les unes après les autres. Les wagons étaient pleins, il n'y avait plus que le signal à donner. Soufflante, fumante, la machine jeta un premier coup de sifflet, d'une allégresse aiguë; et, à cette minute, le soleil, voilé jusque-là, dissipa la nuée légère, fit resplendir le train, avec cette machine toute en or, qui semblait partir pour le paradis des légendes. C'était un départ d'une gaieté enfantine, divine, sans amertume aucune. Tous les malades semblaient guéris. On avait beau les emporter tels qu'on les avait apportés, ils partaient soulagés, heureux, pour une heure au moins. Et pas la moindre jalousie ne gâtait leur fraternité, ceux qui n'étaient pas guéris s'égayaient, triomphaient avec la guérison des autres. Leur tour viendrait sûrement, le miracle d'hier leur était la formelle promesse du miracle de demain. Au bout de ces trois journées de supplications ardentes, la fièvre du désir continuait, la foi des oubliés demeurait aussi vive, dans la certitude que la sainte Vierge les avait simplement remis à plus tard, pour le salut de leur âme. En eux tous, chez tous ces misérables affamés de vie, brûlaient l'inextinguible amour, l'invincible espérance. Aussi était-ce, débordant des wagons pleins, un dernier éclat de joie, une turbulence d'extraordinaire bonheur, des rires, des cris. «À l'année prochaine! nous reviendrons, nous reviendrons!» Et les petites soeurs de l'Assomption, si gaies, tapèrent dans leurs mains, et le chant de reconnaissance, le Magnificat, chanté par les huit cents pèlerins, s'éleva.
-Magnificat anima mea Dominum...
Alors, le chef de gare, enfin rassuré, les bras ballants, fit donner le signal. De nouveau, la machine siffla, puis s'ébranla, roula dans l'éclatant soleil, comme dans une gloire. Sur le quai, le père Fourcade était resté, appuyé à l'épaule du docteur Bonamy, souffrant beaucoup de sa jambe, saluant quand même d'un sourire le départ de ses chers enfants; tandis que Berthaud, Gérard, le baron Suire formaient un autre groupe, et que, près d'eux, le docteur Chassaigne et M. Vigneron agitaient leur mouchoir. Aux portières des wagons qui fuyaient, des têtes se penchaient joyeuses, des mouchoirs volaient aussi, dans le vent de la course. Madame Vigneron forçait le petit Gustave à montrer sa figure pâle. Longtemps, on put suivre la main potelée de Raymonde envoyant des saluts. Et Marie demeura la dernière, à regarder Lourdes décroître parmi les verdures.
Triomphal, au travers de la campagne claire, le train disparut, resplendissant, grondant, chantant à pleine voix.
-Et exsultavit spiritus meus in Deo salutari meo.
IV
De nouveau, vers Paris, en route pour le retour, le train blanc roulait. Et, dans le wagon de troisième classe, où le Magnificat, à toute volée des voix aiguës, couvrait le grondement des roues, c'était la même chambrée, la même salle d'hôpital mouvante et commune, qu'on enfilait d'un regard par-dessus les cloisons basses, en son désordre, en son pêle-mêle d'ambulance improvisée. À demi cachés sous la banquette, les vases, les bassins, les balais, les éponges traînaient. Un peu partout, s'empilaient les colis, le pitoyable amas de pauvres choses usées, dont l'encombrement recommençait en l'air, des paquets, des paniers, des sacs, pendus aux patères de cuivre, où ils se balançaient sans repos. Les mêmes soeurs de l'Assomption, les mêmes dames hospitalières étaient là, avec leurs malades, parmi l'entassement des pèlerins valides, souffrant déjà de la chaleur accablante, de l'insupportable odeur. Et il y avait toujours, au fond, le compartiment entier de femmes, les dix pèlerines serrées les unes contre les autres, des jeunes, des vieilles, toutes de la même laideur triste, qui chantaient violemment, sur un ton lamentable et faux.
-À quelle heure serons-nous donc à Paris? demanda M. de Guersaint à Pierre.
-Demain, vers deux heures de l'après-midi, je crois, répondit le prêtre.
Depuis le départ, Marie regardait ce dernier d'un air d'inquiète préoccupation, comme hantée par un brusque chagrin qu'elle ne disait pas. Elle retrouva pourtant son sourire de belle santé reconquise.
-Vingt-deux heures de voyage, ah! ce sera moins long et moins dur que pour venir!
-Et puis, reprit son père, nous avons semé du monde là-bas, nous sommes très à l'aise.
En effet, l'absence de madame Maze laissait un coin libre, au bout de la banquette, que Marie, assise maintenant, n'encombrait plus de son chariot; et l'on avait même fait passer la petite Sophie dans le compartiment voisin, où ne se trouvait plus le frère Isidore, ni sa soeur Marthe, restée en service à Lourdes, disait-on, chez une dame pieuse. De l'autre côté, madame de Jonquière et soeur Hyacinthe bénéficiaient également d'une place, celle de madame Vêtu. Elles avaient d'ailleurs eu l'idée de se débarrasser aussi d'Élise Rouquet, en l'installant avec Sophie, de façon à ne garder que le ménage Sabathier et la Grivotte. Grâce à cette organisation nouvelle, on étouffait moins, on pourrait peut-être dormir un peu.
Le dernier verset du Magnificat venait d'être chanté, ces dames achevèrent de s'installer le plus confortablement possible, en faisant leur petit ménage. Il fallut surtout caser les brocs de zinc, pleins d'eau, qui gênaient leurs jambes. On avait tiré les stores de toutes les portières de gauche, car le soleil oblique frappait le train, entrait en nappes ardentes. Mais les derniers orages devaient avoir abattu la poussière, et la nuit serait certainement fraîche. Puis, la souffrance était moindre, la mort avait emporté les plus malades, il ne restait là que des maux stupéfiés, engourdis de fatigue, glissant à une torpeur lente. Bientôt allait se produire la réaction d'anéantissement dont les grandes secousses morales sont toujours suivies. Les âmes avaient donné leur effort, les miracles étaient faits, et la détente commençait, dans l'hébétude d'un soulagement profond.