-J'ai trouvé ça dans le coin, reprit Sophie. Ça doit être à l'homme.
-Quel homme? demanda la religieuse.
-Mais l'homme qui est mort là.
On l'avait déjà oublié. Soeur Hyacinthe se rappela: oui, oui, c'était sûrement à l'homme, car elle avait entendu tomber quelque chose, pendant qu'elle lui épongeait le front. Et elle retournait la clef, elle continuait à la regarder, dans sa laideur de pauvre clef lamentable, de clef désormais inutile, qui n'ouvrirait jamais plus la serrure inconnue, quelque part, au fond du vaste monde. Un instant, elle voulut la mettre dans sa poche, par une sorte de pitié pour ce petit morceau de fer si humble, si mystérieux, tout ce qui restait de l'homme. Puis, la pensée dévote lui vint qu'il ne fallait s'attacher à rien sur cette terre; et, par la glace baissée à demi, elle lança la clef, qui alla tomber dans la nuit noire.
-Sophie, il ne faut plus jouer, il faut dormir, reprit-elle. Allons, allons, mes enfants, le silence!
Ce fut seulement après le court arrêt à Bordeaux, vers onze heures et demie, que le sommeil reprit et accabla le wagon entier. Madame de Jonquière n'avait pu lutter davantage, la tête contre le bois de la cloison, la face heureuse dans sa fatigue. Les Sabathier dormaient de même, sans un souffle; tandis que pas un bruit non plus ne venait de l'autre compartiment, celui que Sophie Couteau et Élise Rouquet occupaient, allongées face à face sur les banquettes. De temps à autre, une plainte sourde s'élevait, un cri étranglé de douleur ou d'épouvante, qui s'échappait des lèvres de madame Vincent assoupie, torturée de mauvais rêves. Et il ne restait guère que soeur Hyacinthe les yeux grands ouverts, très préoccupée de l'état de la Grivotte, immobile maintenant, comme assommée, respirant avec effort, d'un râle continu. D'un bout à l'autre de ce dortoir mouvant, secoué par la trépidation du train lancé à toute vapeur, les pèlerins et les malades s'abandonnaient, des membres pendaient, des têtes roulaient, sous la pâle lueur dansante des lampes. Au fond, dans le compartiment des dix pèlerines, c'était un pêle-mêle lamentable de pauvres figures laides, les vieilles, les jeunes, que le sommeil semblait avoir foudroyées à la fin d'un cantique, la bouche ouverte. Et une grande pitié montait de ces tristes gens, las, écrasés par cinq journées d'espoirs fous, d'extases infinies, qui allaient, le lendemain, se réveiller à la dure réalité de l'existence.
Alors, Pierre se sentit comme seul avec Marie. Elle n'avait pas voulu s'allonger sur la banquette, disant qu'elle était restée trop longtemps couchée, pendant sept ans; et lui, pour donner de l'aise à M. de Guersaint, qui, depuis Bordeaux, avait repris son profond sommeil d'enfant, était venu s'asseoir près d'elle. La clarté de la lampe la gênait, il tira l'écran, ils se trouvèrent dans l'ombre, une ombre transparente, infiniment douce. À ce moment, le train devait rouler en plaine, il glissait dans la nuit, comme en un vol sans fin, avec un bruit d'ailes énorme et régulier. Par la glace qu'ils avaient baissée, une fraîcheur exquise venait des champs noirs, des champs insondables, où ne luisait même pas la petite lueur perdue d'un village. Un instant, il s'était tourné vers elle, il avait vu qu'elle tenait ses yeux fermés. Mais il devinait qu'elle ne dormait pas, goûtant ce grand calme, dans ce grondement de foudre, dans cette fuite à toute vapeur au fond des ténèbres; et, comme elle, il ferma les paupières, il rêva longuement.
Une fois encore, le passé s'évoquait, la petite maison de Neuilly, le baiser qu'ils avaient échangé près de la haie en fleur, sous les arbres criblés de soleil. Comme cela était loin déjà, et quel parfum en avait gardé sa vie entière! Ensuite, l'amertume lui revenait du jour où il s'était fait prêtre. Jamais elle ne devait être femme, il avait consenti à n'être plus un homme, et ce serait leur éternel malheur, puisque la nature ironique allait refaire d'elle une épouse et une mère. Encore s'il avait conservé la foi, il y aurait trouvé l'éternelle consolation. Mais, vainement, il avait tout tenté pour la reconquérir: son voyage à Lourdes, ses efforts devant la Grotte, son espoir, un instant, qu'il finirait par croire, si Marie était miraculeusement guérie; puis la ruine totale, irrémédiable, lorsque la guérison annoncée s'était scientifiquement produite. Et leur idylle si pure et si douloureuse, la longue histoire de leur tendresse trempée de larmes, se déroulait aussi. Elle-même, ayant pénétré son triste secret, n'était venue à Lourdes que pour demander au ciel le miracle de sa conversion. Pendant la procession aux flambeaux, lorsqu'ils étaient restés seuls sous les arbres, dans le parfum des roses invisibles, ils avaient prié l'un pour l'autre, perdus l'un dans l'autre, avec l'ardent désir de leur mutuel bonheur. Devant la Grotte encore, elle avait supplié la sainte Vierge de l'oublier, elle, et de le sauver, lui, si elle ne pouvait obtenir qu'une grâce de son divin Fils. Puis, guérie, hors d'elle, soulevée d'amour et de reconnaissance, emportée par les rampes avec son chariot, jusqu'à la Basilique, elle s'était crue exaucée, elle lui avait crié sa joie d'être tous les deux sauvés ensemble, ensemble! Ah! ce mensonge, ce mensonge d'affection et de charité, l'erreur où il la laissait depuis ce moment, de quel poids il lui écrasait le coeur! C'était la dalle pesante qui, maintenant, le murait au fond de son sépulcre volontaire. Il se rappelait l'affreuse crise dont il avait faillir mourir, dans l'ombre de la Crypte, ses sanglots, sa brutale révolte d'abord, son besoin de la garder pour lui seul, de la posséder, puisqu'il la savait sienne, toute cette passion grondante de sa virilité réveillée, qui peu à peu, ensuite, s'était rendormie, noyée sous le ruissellement de ses pleurs; et, pour ne pas détruire en elle la divine illusion, cédant à une fraternelle pitié, il avait fait cet héroïque serment de lui mentir, dont il agonisait.
Pierre, dans sa rêverie, frémit alors. Aurait-il la force de le tenir toujours, ce serment? À la gare, lorsqu'il l'attendait, ne venait-il pas de surprendre en son coeur une impatience, un besoin jaloux de quitter ce Lourdes trop aimé, avec le vague espoir qu'elle redeviendrait à lui, au loin? S'il n'avait pas été prêtre pourtant, il l'aurait épousée. Quel ravissement, quelle existence de félicité adorable, se donner tout à elle, la prendre toute, revivre dans le cher enfant qui naîtrait! Il n'y avait sûrement de divin que la possession, la vie qui se complète et qui enfante. Et son rêve dévia, il se vit marié, cela l'emplit d'une joie si vive, qu'il se demanda pourquoi ce rêve était irréalisable. Elle avait l'ignorance d'une fillette de dix ans, il l'instruirait, il lui referait une âme. Cette guérison qu'elle croyait devoir à la sainte Vierge, elle comprendrait qu'elle lui venait de la Mère unique, de l'impassible et sereine nature. Mais, à mesure qu'il arrangeait ainsi les choses, une sorte de terreur sacrée grandissait en lui, remontant de son éducation religieuse. Grand Dieu! ce bonheur humain dont il la voulait combler, savait-il s'il vaudrait jamais la sainte ignorance, l'enfantine naïveté où elle vivait? Quels reproches plus tard, si elle n'était pas heureuse! Puis, quel drame de conscience, jeter la soutane, épouser cette miraculée d'hier, dévaster assez sa foi pour l'amener au consentement de ce sacrilège! Et, cependant, là était la bravoure, là était la raison, la vie, le vrai homme, la vraie femme, l'union nécessaire et grande. Pourquoi donc, mon Dieu! n'osait-il pas? Une horrible tristesse égarait sa songerie, il n'entendait plus que son pauvre coeur souffrir.