Le train roulait avec son énorme battement d'ailes, il n'y avait toujours d'éveillée que soeur Hyacinthe, dans le sommeil accablé du wagon; et, à ce moment, Marie, se penchant vers Pierre, lui dit doucement:
-C'est singulier, mon ami, je tombe de sommeil, et je ne puis dormir.
Puis, avec un léger rire:
-J'ai Paris dans la tête.
-Comment, Paris?
-Oui, oui, je songe qu'il m'attend, que je vais y rentrer... Ah! ce Paris dont je ne connais rien, il va falloir y vivre!
Ce fut pour Pierre une angoisse. Il l'avait bien prévu, elle ne pouvait plus être à lui, elle serait aux autres. Paris allait la lui prendre, si Lourdes la lui rendait. Et il s'imaginait cette ignorante faisant fatalement son éducation de femme. La petite âme toute blanche, restée candide, chez la grande fille de vingt-trois ans, l'âme que la maladie avait mise à l'écart, loin de la vie, loin des romans même, serait bien vite mûre, maintenant qu'elle reprenait son libre vol. Il voyait la jeune fille rieuse, bien portante, courant partout, regardant, apprenant, rencontrant un jour le mari qui achèverait de l'instruire.
-Alors, vous vous promettez de vous amuser, à Paris?
-Moi! mon ami, oh! que dites-vous là?... Est-ce que nous sommes assez riches pour nous amuser!... Non, je songeais à ma pauvre soeur Blanche, je me demandais ce que j'allais pouvoir faire, à Paris, afin de la soulager un peu. Elle est si bonne, elle se donne tant de mal, je ne veux pas qu'elle continue à gagner seule tout l'argent.
Et, après un nouveau silence, comme lui-même se taisait, très ému:
-Autrefois, avant de souffrir trop, je peignais assez bien la miniature. Vous vous souvenez, j'avais fait un portrait de papa très ressemblant, que tout le monde trouvait très joli... Vous m'aiderez, n'est-ce pas? Vous me chercherez des portraits.
Puis, elle parla de cette vie nouvelle qu'elle allait mener. Elle voulait arranger sa chambre, la faire tendre d'une cretonne à petites fleurs bleues, sur ses premières économies. Blanche lui avait parlé des grands magasins, où l'on achetait tout à bon compte. Ce serait si amusant, de sortir avec Blanche, de galoper un peu, elle qui ne connaissait rien, qui n'avait jamais rien vu, clouée dans un lit depuis son enfance. Et Pierre, calmé un instant, souffrait de nouveau, en sentant chez elle cette envie brûlante de vivre, cette ardeur à tout voir, tout connaître, tout goûter. C'était enfin l'éveil de la femme qu'elle devait devenir, qu'il avait autrefois devinée, adorée dans l'enfant, une chère créature de gaieté et de passion, avec sa bouche fleurie, ses yeux d'étoiles, son teint de lait, ses cheveux d'or, toute resplendissante de la joie d'être.
-Oh! je travaillerai, je travaillerai! et puis, vous avez raison, Pierre, je m'amuserai aussi, parce que ce n'est point un mal, n'est-ce pas? que d'être joyeuse.
-Non, non, sûrement, Marie.
-Le dimanche, nous irons à la campagne, oh! très loin, dans les bois, où il y aura de beaux arbres... Nous irons également au théâtre, si papa nous y mène. On m'a dit qu'il y a beaucoup de pièces qu'on peut entendre... Mais ce n'est pas tout ça, d'ailleurs. Pourvu que je sorte, que j'aille dans les rues, que je voie des choses, je serai si heureuse, je rentrerai si gaie!... C'est si bon de vivre, n'est-ce pas, Pierre?
-Oui, oui, Marie, c'est très bon.
Un petit froid de mort l'envahissait, il agonisait du regret de n'être plus un homme. Pourquoi donc, puisqu'elle le tentait ainsi, avec sa candeur irritante, ne lui disait-il pas la vérité qui le ravageait? Il l'aurait prise, il l'aurait conquise. Jamais débat plus affreux ne s'était livré dans son coeur et dans sa volonté. Un moment, il fut sur le point de prononcer les mots irréparables. Mais, déjà, elle reprenait de sa voix d'enfant joueuse:
-Oh! voyez donc ce pauvre papa, est-il content de dormir si fort!
En effet, sur la banquette, en face d'eux, M. de Guersaint dormait d'un air béat, comme dans son lit, sans paraître avoir conscience des continuelles secousses. Ce roulis, ce tangage monotones semblaient du reste n'être plus que le bercement qui alourdissait le sommeil du wagon entier. C'était l'abandon complet, l'anéantissement des corps, au milieu du désordre des bagages, écroulés eux aussi, comme assoupis sous la lueur fumeuse des lampes. Et le grondement rythmé des roues ne cessait pas, dans l'inconnu des ténèbres où le train roulait toujours. Parfois seulement, devant une gare, sous un pont, le vent de la course s'engouffrait, une tempête soufflait brusquement. Puis, le grondement berceur recommençait, uniforme, à l'infini.
Marie prit doucement la main de Pierre. Ils étaient si perdus, si seuls, parmi tout ce monde anéanti, dans cette grande paix grondante du train lancé au travers de la nuit noire. Une tristesse, la tristesse qu'elle avait jusque là cachée, venait de reparaître, noyant d'ombre ses grands yeux bleus.
-Mon bon Pierre, vous viendrez souvent avec nous, n'est-ce pas?
Il avait tressailli, en sentant sa petite main serrer la sienne. Son coeur était sur ses lèvres, il se décidait à parler. Pourtant, il se retint encore, il balbutia:
-Marie, je ne suis pas toujours libre, un prêtre ne peut aller partout.
-Un prêtre, répéta-t-elle, oui, oui, un prêtre, je comprends...
Alors, ce fut elle qui parla, qui confessa le secret mortel dont son coeur étouffait depuis le départ. Elle se pencha encore, reprit à voix plus basse:
-Écoutez, mon bon Pierre, je suis affreusement triste. J'ai l'air d'être contente, mais la mort est dans mon âme... Vous m'avez menti, hier.
Il s'effara, il ne comprit pas d'abord.
-Je vous ai menti, comment?
Une sorte de honte la retenait, elle hésita encore, au moment de descendre dans ce mystère d'une conscience qui n'était pas la sienne. Puis, en amie, en soeur:
-Oui, vous m'avez laissé croire que vous étiez sauvé avec moi, et ce n'était pas vrai, Pierre, vous n'avez pas retrouvé la foi perdue.
Grand Dieu! elle savait. Ce fut pour lui une désolation, une telle catastrophe, qu'il en oublia son tourment. D'abord, il voulut s'entêter dans son mensonge de fraternelle charité.
-Mais je vous assure, Marie! D'où peut vous venir une idée si vilaine?
-Oh! mon ami, taisez-vous, par pitié! Ça me ferait trop de peine, si vous me mentiez davantage... Tenez! c'est là-bas, à la gare, au moment de partir, quand le malheureux homme a été mort. Le bon abbé Judaine s'est agenouillé, a dit des prières pour le repos de cette âme révoltée. Et j'ai tout senti, j'ai tout compris, lorsque j'ai vu que vous ne vous mettiez pas à genoux, que la prière ne montait pas également à vos lèvres.
-En vérité, Marie, je vous assure...
-Non, non, vous n'avez pas prié pour le mort, vous ne croyez plus... Et puis, c'est autre chose aussi, c'est tout ce que je devine, tout ce qui me vient de vous, un désespoir que vous ne pouvez cacher, une mélancolie de vos pauvres yeux, dès qu'ils rencontrent les miens... La sainte Vierge ne m'a pas exaucée, ne vous a pas rendu la foi, et je suis bien malheureuse!
Elle pleurait, une larme chaude tomba sur la main du prêtre, qu'elle tenait toujours. Cela le bouleversa, il cessa de lutter, avouant, laissant à son tour couler ses larmes, tandis qu'il bégayait à voix très basse: