-Oh! Marie, je suis bien malheureux aussi, oh! bien malheureux!
Un instant, ils se turent, dans leur cruel chagrin de sentir entre eux l'abîme de leurs croyances. Ils ne seraient jamais plus étroitement l'un à l'autre, ils se désespéraient surtout de leur impuissance à se rapprocher, définitive désormais, puisque le ciel lui-même avait refusé de renouer le lien. Côte à côte, ils pleuraient sur leur séparation.
-Moi, reprit-elle douloureusement, moi qui avais tant prié pour votre conversion, moi qui étais si heureuse!... Il m'avait semblé que votre âme se fondait dans mon âme, et cela était si délicieux d'avoir été sauvés ensemble, ensemble! Je me sentais des forces pour vivre, oh! des forces à soulever le monde.
Il ne répondait pas, ses pleurs continuaient à couler sans fin.
-Et dire, reprit-elle, que j'ai été guérie seule, que j'ai eu ce grand bonheur sans vous! C'est de vous voir si abandonné, si désolé, qui me déchire le coeur, lorsque, moi, je suis comblée de grâce et de joie... Ah! que la sainte Vierge a été sévère! Pourquoi n'a-t-elle pas guéri votre âme, en même temps qu'elle guérissait mon corps?
L'occasion dernière se présentait, il aurait dû parler, faire enfin chez cette innocente la clarté de la raison, lui expliquer le miracle, pour que la vie, après avoir accompli en elle son oeuvre de santé, achevât son triomphe en les jetant aux bras l'un de l'autre. Lui aussi était guéri, l'intelligence saine désormais, et ce n'était point d'avoir perdu la foi, c'était de la perdre elle-même qu'il pleurait. Mais une invincible pitié l'envahissait, dans son grand chagrin. Non, non! il ne troublerait pas cette âme, il ne lui enlèverait pas sa croyance, qui, peut-être un jour, serait son unique soutien, au milieu des douleurs de ce monde. On ne peut demander encore ni aux enfants ni aux femmes l'héroïsme amer de la raison. Il n'en avait pas la force, il pensait même n'en avoir pas le droit. Cela lui aurait paru un viol, un meurtre abominable. Et il ne parla point, ses larmes coulèrent plus brûlantes, dans cette immolation de son amour, le sacrifice désespéré de son bonheur à lui, pour qu'elle restât candide, ignorante et joyeuse.
-Oh! Marie, que je suis malheureux! Il n'y a pas sur les routes, il n'y a pas dans les bagnes de malheureux qui soient plus malheureux que moi!... Oh! Marie, si vous saviez, si vous saviez comme je suis malheureux!
Elle fut éperdue, elle le saisit entre ses bras tremblants, voulut le consoler d'une fraternelle étreinte. À ce moment, la femme qui s'éveillait en elle devina tout, sanglota elle aussi de toutes les volontés humaines et divines qui les séparaient. Elle n'avait jamais encore songé à ces choses, elle entrevoyait soudain la vie avec ses passions, ses luttes, ses souffrances; et elle cherchait ce qu'elle allait dire pour apaiser un peu ce coeur saignant, et elle balbutiait très bas, navrée de ne rien trouver d'assez doux:
-Je sais, je sais...
Puis, elle trouva; et, comme si ce qu'elle avait à dire ne pouvait être entendu que des anges, elle s'inquiéta, elle regarda autour d'elle, dans le wagon. Mais il semblait que le sommeil s'y fût alourdi encore. Son père dormait toujours, avec son innocence de grand enfant. Pas un des pèlerins, pas un des malades n'avait bougé, dans le rude bercement qui les emportait. Soeur Hyacinthe elle-même, cédant à l'écrasante fatigue, venait de fermer les paupières, après avoir, à son tour, tiré l'écran, sur la lampe de son compartiment. Il n'y avait plus là qu'une ombre vague, des corps indistincts parmi des objets sans nom, à peine des apparences, qu'un souffle de tempête, une fuite furieuse charriait sans fin au fond des ténèbres. Et elle se méfia aussi de cette campagne noire, dont l'inconnu défilait aux deux côtés du train, sans qu'on pût même savoir quelles forêts, quelles rivières, quelles collines on traversait. Tout à l'heure, des étincelles vives avaient paru, peut-être des forges lointaines, des lampes tristes de travailleurs ou de malades; mais, de nouveau, la nuit coulait profonde, la mer obscure, infinie, innomée, où l'on était toujours plus loin, ailleurs et nulle part.
Marie, alors, prise d'une pudique confusion, rougissante au milieu de ses pleurs, mit ses lèvres à l'oreille de Pierre.
-Écoutez, mon ami... Il y a un grand secret entre la sainte Vierge et moi. Je lui avais juré de ne le dire à personne. Mais vous êtes trop malheureux, vous souffrez trop, et elle me pardonnera, je vais vous le confier.
Puis, dans un souffle:
-Pendant la nuit d'amour, vous savez, la nuit d'extase brûlante que j'ai passée devant la Grotte, je me suis engagée par un voeu, j'ai promis à la sainte Vierge de lui faire le don de ma virginité, si elle me guérissait... Elle m'a guérie, et jamais, vous entendez, Pierre! jamais je n'épouserai personne.
Ah! quelle douceur inespérée! il crut qu'une rosée tombait sur son pauvre coeur meurtri. Ce fut un charme divin, un soulagement délicieux. Si elle n'était à aucun autre, elle serait donc un peu à lui toujours. Comme elle avait compris son mal, et ce qu'il fallait dire, pour lui rendre l'existence possible encore!
Il voulut, à son tour, trouver des paroles heureuses, la remercier, promettre que, lui aussi, ne serait jamais qu'à elle, l'aimerait sans fin, ainsi qu'il l'aimait depuis l'enfance, en chère créature dont l'unique baiser, autrefois, avait suffi pour parfumer toute sa vie. Mais elle le fit taire, inquiète déjà, craignant de gâter cette minute si pure.
-Non, non! mon ami, ne disons rien de plus. Ce serait mal peut-être... Je suis très lasse, je vais dormir tranquille maintenant.
Et elle resta la tête contre son épaule, elle s'endormit tout de suite, en soeur confiante. Lui, un instant, se tint éveillé, dans ce douloureux bonheur du renoncement qu'ils venaient de goûter ensemble. Cette fois, c'était bien fini, le sacrifice était consommé. Il vivrait solitaire, en dehors de la vie des autres hommes. Jamais il ne connaîtrait la femme, jamais un être vivant ne naîtrait de lui. Il n'avait plus que l'orgueil consolateur de ce suicide accepté, voulu, dans la grandeur désolée des existences hors nature.
Mais la fatigue l'accabla lui-même, ses paupières se fermèrent, il s'endormit à son tour. Puis, sa tête glissa, sa joue vint toucher la joue de son amie, qui dormait très douce, le front contre son épaule. Alors, leurs chevelures se mêlèrent. Elle avait ses cheveux d'or, ses cheveux royaux dénoués à demi; et il en eut la face baignée, il rêva dans l'odeur de ses cheveux. Sans doute, le même songe de béatitude les visitait à la fois, car leurs figures tendres avaient pris la même expression de ravissement, ils riaient tous les deux aux anges. C'était l'abandon chaste et passionné, l'innocence de ce sommeil de hasard, qui les mettait ainsi aux bras l'un de l'autre, les membres joints, les lèvres tièdes et rapprochées, confondant les haleines, comme des enfants nus couchés dans le même berceau. Et telle fut la nuit de leurs noces, la consommation du mariage spirituel où ils devaient vivre, un anéantissement délicieux de lassitude, à peine un rêve fuyant de possession mystique, au milieu de ce wagon de misère et de souffrance, qui roulait, roulait toujours dans la nuit noire. Des heures, des heures coulèrent, les roues grondaient, les bagages se balançaient aux patères; tandis que, des corps entassés, écrasés, ne montait que la fatigue énorme, la grande courbature physique du pays des miracles, au retour du surmenage des âmes.