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Ce fut le 8 juillet 1866 que Bernadette quitta Lourdes. Elle partait pour se cloîtrer, à Nevers, au couvent de Saint-Gildard, la maison mère des Soeurs qui desservaient l'Hospice, où elle avait appris à lire, où elle vivait depuis huit ans. Elle avait alors vingt-deux ans, il y avait huit ans déjà que la sainte Vierge lui était apparue. Et ses adieux à la Grotte, à la Basilique, à toute la ville qu'elle aimait, furent trempés de larmes. Mais elle ne pouvait plus y vivre, dans la persécution continuelle de la curiosité publique, des visites, des hommages, des adorations. Sa santé débile finissait par en souffrir cruellement. Une humilité sincère, un amour timide de l'ombre et du silence avaient fini par lui donner l'ardent désir de disparaître, d'aller cacher au fond de ténèbres ignorées sa gloire retentissante d'élue, que le monde ne voulait pas laisser en paix; et elle ne rêvait que de simplicité d'esprit, que de vie tranquille, commune, donnée à la prière et aux menues occupations quotidiennes. Ce départ fut ainsi un soulagement pour elle et pour la Grotte, qu'elle commençait à gêner, avec sa trop grande innocence et ses maux trop lourds.

À Nevers, Saint-Gildard aurait dû être un paradis. Elle y trouva de l'air, du soleil, de vastes pièces, un grand jardin planté de beaux arbres. Et elle n'y goûta point cependant la paix, l'oubli total du monde au désert lointain. Vingt jours à peine après son arrivée, elle avait pris le saint habit, sous le nom de soeur Marie-Bernard, ne s'engageant encore que par des voeux partiels. Et quand même, le monde l'avait accompagnée, la persécution de la foule autour d'elle recommença. On la poursuivait jusque dans le cloître d'un inextinguible besoin de tirer des grâces de sa personne sainte. Ah! la voir, la toucher, se porter bonheur en la contemplant, en frottant à son insu quelque médaille contre sa robe! C'était la crédule passion pour le fétiche, des fidèles se ruant, traquant ce pauvre être devenu bon Dieu, voulant chacun en emporter sa part d'espoir et de divine illusion. Elle en pleurait de lassitude, de révolte impatiente, répétant: «Qu'ont-ils donc à me tourmenter ainsi? qu'ai-je de plus que les autres?» À la longue, une réelle douleur la prenait à être de la sorte «la bête curieuse», ainsi qu'elle avait fini par se nommer, avec un triste sourire de souffrance. Elle se défendait bien le plus qu'elle pouvait, refusant de voir personne. On la défendait aussi, et très étroitement dans certaines circonstances, ne la montrant qu'aux visiteurs autorisés par l'évêque. Les portes du couvent restaient closes, les ecclésiastiques presque seuls forçaient la consigne. Mais c'était trop encore pour son désir de solitude, elle dut souvent s'entêter, faire renvoyer des prêtres, brisée à l'avance de toujours raconter la même aventure, de subir éternellement les mêmes questions. Elle en était outrée, blessée pour la sainte Vierge elle-même. Mais parfois elle devait céder, monseigneur en personne amenait de grands personnages, des dignitaires, des prélats; et elle se montrait alors de son air grave, elle répondait avec politesse, le plus brièvement possible, elle n'était à l'aise que lorsqu'on la laissait retourner dans son coin d'ombre. Jamais la divinité n'avait pesé davantage à une créature. Un jour, comme on lui demandait si elle n'était pas fière de ces continuelles visites de son évêque, elle répondit doucement: «Monseigneur ne vient pas me voir, il vient me faire voir.» Des princes de l'Église, de grands catholiques de combat voulurent la voir, s'attendrirent, sanglotèrent devant elle; et, dans son horreur d'être en spectacle, dans l'ennui qu'ils causaient à sa simplicité, elle les quittait sans avoir compris, très lasse et très triste.

Cependant, elle s'était fait sa vie à Saint-Gildard, elle y menait une existence monotone, installée maintenant dans des habitudes qui lui devenaient chères. Elle était si chétive, si fréquemment malade, qu'on l'employait à l'infirmerie. En dehors des quelques soins qu'elle y donnait, elle travaillait, elle avait fini par être une assez habile ouvrière, brodant finement des aubes, des devants d'autel. Mais, souvent, toute force venait à lui manquer, elle ne pouvait même se livrer à ses légers travaux. Lorsqu'elle n'était pas au lit, elle passait de longues journées dans un fauteuil, n'ayant plus que la distraction de dire son rosaire ou de faire de pieuses lectures. Depuis qu'elle savait lire, les livres l'intéressaient, les belles histoires de conversion, les belles légendes où passaient les saints et les saintes, les beaux et effroyables drames aussi où l'on voyait le diable bafoué, replongé dans son enfer. Seulement, sa grande tendresse, son émerveillement continuel restait la Bible, ce Nouveau Testament prodigieux, dont le perpétuel miracle ne la lassait jamais. Elle se souvenait de la Bible de Bartrès, de ce vieux livre jauni, depuis cent ans dans la famille; elle revoyait son père nourricier, à chaque veillée, piquer une épingle au hasard, puis commencer la lecture en haut de la page de droite; et, en ce temps-là, elle les connaissait déjà si bien, ces contes admirables, qu'elle aurait pu continuer par coeur, après n'importe quelle phrase. Maintenant qu'elle les lisait elle-même, elle y trouvait une éternelle surprise, un ravissement toujours nouveau. Le récit de la Passion surtout la bouleversait, comme un événement extraordinaire et tragique, arrivé la veille. Elle sanglotait de pitié, tout son pauvre corps de souffrance en gardait un frisson pendant des heures. Peut-être, dans ses larmes, y avait-il l'inconsciente douleur de sa passion à elle, le désolé calvaire qu'elle montait, elle aussi, depuis sa jeunesse.

Quand elle ne souffrait pas, qu'elle pouvait s'occuper à l'infirmerie, Bernadette allait, venait, emplissait la maison de sa vive gaieté d'enfant. Jusqu'à sa mort, elle demeura l'innocente, l'enfantine, qui aimait à rire, à sauter, à jouer. Elle était très petite, la plus petite de la communauté, ce qui la faisait toujours traiter un peu en gamine par ses compagnes. Le visage s'allongeait, se creusait, perdait l'éclat de la jeunesse; mais les yeux gardaient leur pure et divine clarté, les beaux yeux de visionnaire, où, comme dans un ciel limpide, passait le vol des rêves. En vieillissant, en souffrant, elle devenait un peu âpre et violente, son caractère se gâtait, inquiet, rude parfois; et c'étaient de petites imperfections, dont elle avait, après les crises, de mortels remords. Elle s'humiliait, se croyait damnée, demandait pardon à tout le monde. Mais, le plus souvent, quelle bonne fille du bon Dieu! Elle était vive, alerte, trouvait des réparties, des réflexions excitant le rire, avait une grâce à elle, qui la faisait adorer. Malgré sa grande dévotion, bien qu'elle passât des journées en prière, elle n'affichait pas une religion revêche, sans outrance de zèle pour les autres, tolérante et pitoyable. Aucune sainte fille, en somme, n'était plus femme, avec des traits propres, une personnalité bien nette, charmante dans sa puérilité même. Et ce don de l'enfance qu'elle conservait, cette innocence simple de l'enfant qu'elle était restée, faisait encore que les enfants la chérissaient, en reconnaissant toujours en elle une des leurs: tous couraient à elle, sautaient sur ses genoux, lui prenaient le cou entre leurs petits bras; et le jardin retentissait alors de parties folles, de courses, de cris; et ce n'était pas elle qui courait le moins, qui criait le moins, si heureuse de redevenir une fillette pauvre, ignorée, comme aux jours lointains de Bartrès! Plus tard, on raconta qu'une mère avait amené au couvent son enfant paralytique, pour que la sainte le touchât et le guérît. Elle sanglota si fort, que la supérieure finit par consentir à la tentative. Mais, comme Bernadette se révoltait, indignée, quand on lui demandait des miracles, on ne la prévint pas, on l'appela seulement pour porter à l'infirmerie l'enfant malade. Et elle porta l'enfant, et quand elle le posa par terre, l'enfant marcha. Il était guéri.