Ah! que de fois Bartrès, et son enfance libre, derrière ses agneaux, et les années vécues par les collines, par les grandes herbes, par les bois touffus, durent revivre en elle, aux heures où elle rêvait, lasse d'avoir prié pour les pécheurs! Nul ne descendit alors dans son âme, nul ne peut dire si d'involontaires regrets ne firent pas saigner son coeur meurtri. Elle eut, un jour, une parole que ses historiens rapportent, dans le but de rendre sa passion plus touchante. Cloîtrée loin de ses montagnes, clouée sur un lit de douleur, elle s'écriait: «Il me semble que j'étais faite pour vivre, pour agir, pour toujours remuer, et le Seigneur me veut immobile.» Quelle parole révélatrice, d'un témoignage terrible, d'une tristesse immense! Pourquoi donc le Seigneur la voulait-il immobile, cette chère créature de gaieté et de grâce? Ne l'aurait-elle pas honoré autant, en vivant la vie libre, la vie saine, qu'elle était née pour vivre? Et, au lieu de prier pour les pécheurs, sa continuelle et vaine occupation, n'aurait-elle pas travaillé davantage à accroître le bonheur du monde et le sien, si elle avait donné sa part d'amour au mari qui l'attendait, aux enfants qui seraient nés de sa chair? Certains soirs, dit-on, elle si gaie, si agissante, tombait à un grand accablement. Elle devenait sombre, se repliait sur elle-même, comme anéantie par l'excès de la douleur. Sans doute, le calice finissait par être trop amer, elle entrait en agonie, à l'idée du continuel renoncement de son existence.
À Saint-Gildard, Bernadette songeait-elle souvent à Lourdes? Que savait-elle du triomphe de la Grotte, des prodiges qui, journellement, transformaient cette terre du miracle? La question ne fut jamais résolue nettement. On avait défendu à ses compagnes de l'entretenir de ces choses, on l'entourait d'un absolu et continuel silence. Elle-même n'aimait point à en parler, se taisait sur le passé mystérieux, ne semblait aucunement désireuse de connaître le présent, si triomphal qu'il pût être. Mais, pourtant, son coeur n'y volait-il pas, en imagination, à ce pays enchanté de son enfance, où vivaient les siens, où tous les liens de sa vie s'étaient noués, où elle avait laissé le rêve le plus extraordinaire qu'une créature eût jamais fait? Sûrement, elle refit souvent en pensée le beau voyage de ses souvenirs, elle dut connaître, en gros, tous les grands événements de Lourdes. Ce qui la terrifiait, c'était de s'y rendre en personne, et elle s'y refusa toujours, sachant bien qu'elle ne pouvait y passer inaperçue, reculant devant les foules dont l'adoration l'y attendait. Quelle gloire, s'il y avait eu en elle une volontaire, une ambitieuse, une dominatrice! Elle serait retournée au lieu saint de ses visions, elle y aurait fait des miracles, prêtresse, papesse, d'une infaillibilité, d'une souveraineté d'élue et d'amie de la sainte Vierge. Les pères n'en eurent jamais sérieusement la crainte, bien que l'ordre formel fût de la retrancher du monde, pour son salut. Ils étaient tranquilles, ils la connaissaient, si douce, si humble, dans sa terreur d'être divine, dans son ignorance de la colossale machine qu'elle avait mise en branle, et dont l'exploitation l'aurait fait reculer d'épouvante, si elle avait compris. Non, non! ce n'était plus à elle, ce pays de foule, de violence et de négoce. Elle y aurait trop souffert, dépaysée, étourdie, honteuse. Et, lorsque des pèlerins qui s'y rendaient, lui demandaient avec un sourire: «Voulez-vous venir avec nous?» elle avait un léger frisson, puis elle se hâtait de répondre: «Non, non! mais comme je le voudrais, si j'étais petit oiseau!»
Sa rêverie seule fut ce petit oiseau voyageur, au vol rapide, aux ailes muettes, qui, continuellement, faisait son pèlerinage à la Grotte. Elle qui n'était point allée à Lourdes, ni pour la mort de son père, ni pour celle de sa mère, devait y vivre continuellement en songe. Elle aimait les siens cependant, elle se préoccupait d'assurer du travail à sa famille restée pauvre, elle avait voulu recevoir son frère aîné, tombé à Nevers pour se plaindre, et qu'on laissait à la porte du couvent. Mais il la trouva lasse et résignée, elle ne le questionna même pas sur le nouveau Lourdes, comme si cette ville grandissante lui eût fait peur. L'année du Couronnement de la Vierge, un prêtre qu'elle avait chargé de prier à son intention, devant la Grotte, revint lui conter les inoubliables merveilles de la cérémonie, les cent mille pèlerins accourus, les trente-cinq évêques, vêtus d'or, dans la Basilique rayonnante. Elle frémissait, elle avait son léger frisson de désir et d'inquiétude. Et, quand le prêtre s'écria: «Ah! si vous aviez vu cette splendeur!» elle répondit: «Moi! j'étais bien mieux ici, à mon infirmerie, dans mon petit coin.» On lui avait volé sa gloire, son oeuvre resplendissait dans un continuel hosanna, et elle ne goûtait de joie qu'au fond de l'oubli, de cette ombre du cloître, où l'oubliaient les opulents fermiers de la Grotte. Les solennités retentissantes n'étaient point les occasions de ses mystérieux voyages, le petit oiseau de son âme ne volait tout seul, là-bas, que les jours de solitude, aux heures paisibles, lorsque personne n'y pouvait troubler ses dévotions. C'était devant la sauvage Grotte primitive qu'elle retournait s'agenouiller, parmi les buissons d'églantiers, aux temps où le Gave n'était pas encore muré d'un quai monumental. Puis, c'était la vieille ville qu'elle visitait au déclin du jour, dans la fraîcheur odorante des montagnes, la vieille église peinte et dorée, à demi espagnole, où elle avait fait sa première communion, le vieil Hospice, d'une si tiède souffrance, où elle s'était pendant huit ans habituée à la retraite, toute cette vieille cité pauvre et innocente, dont chaque pavé éveillait d'anciennes tendresses au fond de sa mémoire.
Et Bernadette ne poussait-elle jamais jusqu'à Bartrès le pèlerinage de ses rêves? Il faut croire que, parfois, dans son fauteuil de malade, lorsqu'elle laissait glisser quelque livre pieux de ses mains lasses, et qu'elle fermait les paupières, Bartrès apparaissait, éclairait la nuit de ses yeux. L'antique petite église romane, avec sa nef couleur du ciel, avec ses retables saignants, était là, au milieu des tombes de l'étroit cimetière. Ensuite, elle se retrouvait dans la maison des Lagües, dans la vaste pièce de gauche, où il y avait du feu, où l'on contait l'hiver de si belles histoires, pendant que la grosse horloge battait gravement l'heure. Ensuite, toute la campagne s'étendait, des prairies sans fin, des châtaigniers géants sous lesquels on était perdu, des plateaux déserts d'où l'on découvrait les montagnes lointaines, le pic du Midi, le pic de Viscos, légers et roses comme des songes, envolés en plein paradis des légendes. Ensuite, ensuite, c'était sa jeunesse libre, galopant où il lui plaisait, au grand air, c'étaient ses treize ans solitaires et rêveurs, promenant par la vaste nature leur joie de vivre. Et, à cette heure, peut-être, ne se revoyait-elle pas, le long des ruisseaux, au travers des buissons d'aubépine, lâchée dans les hautes herbes, par un chaud soleil de juin? ne s'y revoyait-elle pas grandie, avec un amoureux de son âge qu'elle aurait aimé, dans toute la simplicité et la tendresse de son coeur? Ah! redevenir jeune, être libre encore, inconnue, heureuse, et aimer de nouveau, aimer autrement! La vision passait confuse, un mari qui l'adorait, des enfants qui poussaient gaiement autour d'elle, l'existence de tout le monde, les joies et les tristesses que ses parents avaient connues, que ses enfants auraient dû connaître à leur tour. Et tout s'effaçait peu à peu, et elle se retrouvait dans son fauteuil de douleur, emprisonnée entre quatre murs froids, n'ayant plus que le violent désir d'une mort prompte, puisqu'il n'y avait pas eu, pour elle, de place au pauvre bonheur commun de cette terre.