Et, de son voyage, il ne restait déjà plus à Pierre qu'une immense pitié. Ah! son coeur en débordait, son pauvre coeur en revenait meurtri. Il se rappelait les paroles du bon abbé Judaine; et il avait vu ces milliers de misérables prier, sangloter, supplier Dieu de prendre leur torture en miséricorde; et il avait sangloté avec eux, il gardait en lui, comme une plaie vive, la fraternité lamentable de tous leurs maux. Aussi ne pouvait-il songer à ces pauvres gens sans brûler du désir de les soulager. Si la foi des simples ne suffisait plus, si l'on courait le risque de s'égarer en voulant retourner en arrière, allait-il donc falloir fermer la Grotte, prêcher un autre effort, une autre patience? Mais sa pitié se révoltait. Non, non! ce serait un crime que de fermer le rêve de leur ciel à ces souffrants du corps et de l'âme, dont l'unique apaisement était de s'agenouiller, là-bas, dans la splendeur des cierges, dans l'entêtement berceur des cantiques. Lui-même n'avait pas commis le meurtre de détromper Marie, il s'était immolé pour lui laisser la joie de sa chimère, le divin soutien d'avoir été guérie par la Vierge. Où était donc l'homme dur qui aurait eu la cruauté d'empêcher les humbles de croire, de tuer en eux la consolation du surnaturel, l'espoir que Dieu s'occupait d'eux, qu'il leur réservait une vie meilleure dans son paradis? L'humanité entière pleurait, éperdue d'angoisse, pareille à une malade désespérée, condamnée, que seul pouvait sauver le miracle. Il la sentait si malheureuse, il frémissait d'une fraternelle tendresse devant ce christianisme pitoyable, l'humilité, l'ignorance, la pauvreté avec ses haillons, la maladie avec ses plaies et son odeur fétide, tout ce bas petit peuple des souffrants, à l'hôpital, au couvent, dans les bouges, et la vermine, et la saleté, et la laideur, et l'imbécillité des faces, une immense protestation contre la santé, contre la vie, contre la nature, au nom triomphal de la justice, de l'égalité et de la bonté. Non, non! il ne fallait désespérer personne, il fallait tolérer Lourdes, ainsi qu'on tolère le mensonge qui aide à vivre. Et, comme il l'avait dit dans la chambre de Bernadette, elle restait la martyre, elle lui révélait la seule religion dont son coeur fût encore plein, la religion de la souffrance humaine. Ah! être bon, panser tous les maux, endormir la douleur dans un rêve, mentir même pour que personne ne souffre plus!
À toute vapeur on traversa un village, et Pierre aperçut confusément une église, au milieu de grands pommiers. Tous les pèlerins du wagon se signèrent. Mais lui, maintenant, était envahi d'une inquiétude, des scrupules rendaient sa rêverie anxieuse. Cette religion de la souffrance humaine, ce rachat par la souffrance, n'était-ce pas encore un leurre, une aggravation continue de la douleur et de la misère? Il est lâche et dangereux de laisser vivre la superstition. La tolérer, l'accepter, c'est recommencer éternellement les siècles mauvais. Elle affaiblit, elle abêtit, les tares dévotes que l'hérédité lègue font des générations humiliées et craintives, des peuples dégénérés et dociles, toute une proie aisée aux puissants de ce monde. On exploite les peuples, on les vole, on les mange, quand ils ont mis l'effort de leur volonté dans la seule conquête de l'autre vie. Dès lors ne vaudrait-il pas mieux avoir tout de suite l'audace d'opérer l'humanité brutalement, en fermant les Grottes miraculeuses où elle va sangloter, et de lui rendre ainsi le courage de vivre la vie réelle, même dans les larmes? Et c'était comme la prière, ce flot de prières incessantes qui montait de Lourdes, dont la supplication sans fin l'avait baigné et attendri: n'était-ce autre chose qu'un bercement puéril, un abâtardissement de toutes les énergies? La volonté s'y endormait, l'être s'y dissolvait, y prenait la vie, l'action en dégoût. À quoi bon vouloir, à quoi bon agir, lorsqu'on s'en remet totalement au caprice d'une toute-puissance inconnue? D'autre part, quelle étrange chose que ce désir fou de prodiges, ce besoin de pousser Dieu à transgresser les lois de la nature qu'il a établies lui-même, dans son infinie sagesse! Il y avait évidemment là péril et déraison, il n'aurait fallu développer, chez l'homme et surtout chez l'enfant, que l'habitude de l'effort personnel et le courage de la vérité, au risque d'y perdre l'illusion, la divine consolatrice.
Alors, toute une grande clarté monta, éblouit Pierre. Il était la raison, il protestait contre la glorification de l'absurde et la déchéance du sens commun. Ah! la raison, il souffrait par elle, il n'était heureux que par elle. Comme il l'avait dit au docteur Chassaigne, il ne brûlait que de l'envie de la contenter toujours davantage, quitte à y laisser le bonheur. C'était elle, il le comprenait bien maintenant, c'était elle dont la continuelle révolte, à la Grotte, à la Basilique, dans Lourdes entier, l'avait empêché de croire. Il n'avait pu la tuer, s'humilier et s'anéantir, ainsi que son vieil ami, le grand vieillard foudroyé, à la sénilité douloureuse, redevenu enfant dans le désastre de son coeur. Elle était sa maîtresse souveraine, elle le tenait debout, même au milieu des obscurités et des avortements de la science. Quand il ne s'expliquait pas une chose, elle lui soufflait: «Il y a certainement une explication naturelle qui m'échappe.» Il répétait qu'on ne saurait avoir sainement un idéal, en dehors de la marche à l'inconnu pour le connaître, de la victoire lente de la raison, au travers des misères du corps et de l'intelligence. Lui, prêtre, était capable de ravager sa vie pour tenir son serment, dans le combat de sa double hérédité, son père tout cerveau, sa mère toute foi. Il avait eu la force de mater la chair, de renoncer à la femme, mais il sentait bien que son père l'emportait définitivement, car le sacrifice de sa raison lui était désormais impossible: il n'y renoncerait pas, il ne la materait pas. Non, non! la souffrance humaine elle-même, la souffrance sacrée des pauvres ne devait pas être un obstacle, une nécessité d'ignorance et de folie. La raison avant tout, il n'y avait de salut que dans la raison. Si, baigné de larmes, amolli par tant de maux, il avait dit à Lourdes qu'il suffisait de pleurer et d'aimer, il s'était trompé dangereusement. La pitié n'était qu'un expédient commode. Il fallait vivre, il fallait agir, il fallait que la raison combattît la souffrance, à moins qu'on ne voulût l'éterniser.