-Fichtre! dit M. de Guersaint, il ne fait pas froid ici! Je vais quand même manger volontiers; car, je ne sais pas, depuis que je suis à Lourdes, je me sens toujours l'estomac dans les talons... Et vous, avez-vous faim?
-Oui, oui, je mangerai, répondit Pierre, qui avait le coeur sur les lèvres.
Le menu était copieux: du saumon, une omelette, des côtelettes à la purée de pommes de terre, des rognons sautés, des choux-fleurs, des viandes froides, et des tartes aux abricots; le tout trop cuit, noyé de sauce, d'une fadeur relevée de graillon. Mais il y avait d'assez beaux fruits sur les compotiers, des pêches superbes. Et les convives, d'ailleurs, ne semblaient pas difficiles, sans goût, sans nausée. Une délicate jeune fille, charmante, avec ses yeux tendres et sa peau de soie, serrée entre un vieux prêtre et un monsieur barbu, fort sale, mangeait d'un air ravi les rognons, délavés dans l'eau grise qui leur servait de sauce.
-Ma foi! reprit M. de Guersaint lui-même, il n'est pas mauvais, ce saumon... Ajoutez donc un peu de sel, c'est parfait.
Et Pierre dut manger, car il fallait bien se soutenir. À une petite table, près de la leur, il venait de reconnaître madame Vigneron et madame Chaise. Ces dames attendaient, descendues les premières, assises face à face; et, bientôt, M. Vigneron et son fils Gustave parurent, ce dernier pâle encore, s'appuyant plus lourdement sur sa béquille.
-Assieds-toi près de ta tante, dit-il. Moi, je vais me mettre à côté de ta mère.
Puis, apercevant ses deux voisins, il s'approcha.
-Oh! il est complètement remis. Je viens de le frictionner avec de l'eau de Cologne, et tantôt il pourra prendre son bain à la piscine.
Il s'attabla, dévora. Mais quelle alerte! il en reparlait tout haut, malgré lui, tellement la terreur de voir partir son fils avant la tante l'avait secoué. Celle-ci racontait que, la veille, agenouillée devant la Grotte, elle s'était sentie brusquement soulagée; et elle se flattait d'être guérie de sa maladie de coeur, elle donnait des détails précis, que son beau-frère écoutait, avec des yeux ronds, involontairement inquiets. Certes, il était un bon homme, il n'avait jamais souhaité la mort de personne: seulement, une indignation lui venait, à l'idée que la sainte Vierge pouvait guérir cette femme âgée, en oubliant son fils, si jeune. Il en était déjà aux côtelettes, il engloutissait de la purée de pommes de terre, à fourchette pleine, lorsqu'il crut s'apercevoir que madame Chaise boudait son neveu.
-Gustave, dit-il tout à coup, est-ce que tu as demandé pardon à ta tante?
Le petit, étonné, ouvrit ses grands yeux clairs, dans sa face amincie.
-Oui, tu as été méchant, tu l'as repoussée, là-haut, quand elle s'est approchée de toi.
Madame Chaise, très digne, se taisait, attendait; tandis que Gustave, qui achevait sans faim la noix de sa côtelette coupée en petits morceaux, restait les yeux baissés sur son assiette, s'entêtant cette fois à se refuser au triste métier de tendresse qu'on lui imposait.
-Voyons, Gustave, sois gentil, tu sais combien ta tante est bonne et tout ce qu'elle compte faire pour toi.
Non, non! il ne céderait pas. Il l'exécrait, en ce moment, cette femme qui ne mourait pas assez vite, qui lui gâtait l'affection de ses parents, au point qu'il ne savait plus, quand il les voyait s'empresser autour de lui, si c'était lui qu'ils voulaient sauver ou bien l'héritage que son existence représentait.
Mais madame Vigneron, si digne, se joignit à son mari.
-Vraiment, Gustave, tu me fais beaucoup de peine. Demande pardon à ta tante, si tu ne veux pas me fâcher tout à fait.
Et il céda. Pourquoi lutter? ne valait-il pas mieux que ses parents eussent cet argent? lui-même ne mourrait-il pas à son tour, plus tard, puisque cela arrangeait les affaires de la famille? Il savait cela, il comprenait tout, même les choses qu'on taisait, tellement la maladie lui avait donné des oreilles subtiles, qui entendaient les pensées.
-Ma tante, je vous demande pardon de n'avoir pas été gentil avec vous, tout à l'heure.
Deux grosses larmes roulèrent de ses yeux, tandis qu'il souriait de son air d'homme tendre et désabusé, ayant beaucoup vécu. Tout de suite, madame Chaise l'embrassa, en lui disant qu'elle n'était pas fâchée; et, dès lors, la joie de vivre des Vigneron s'étala, en toute bonhomie.
-Si les rognons ne sont pas fameux, dit M. de Guersaint à Pierre, voici vraiment des choux-fleurs qui ont du goût.
Et, d'un bout à l'autre de la salle, la mastication formidable continuait. Jamais Pierre n'avait vu manger à ce point, et dans une telle sueur, dans un tel étouffement de buanderie ardente. L'odeur de la nourriture s'épaississait, ainsi qu'une fumée. Pour s'entendre, il fallait crier, car tous les convives causaient très haut, pendant que les garçons, ahuris, remuaient la vaisselle, à la volée; sans compter le bruit des mâchoires, un broiement de meule qu'on saisissait distinctement. Ce qui blessait de plus en plus le jeune prêtre, c'était la promiscuité extraordinaire de cette table d'hôte, où les hommes, les femmes, les jeunes filles, les ecclésiastiques se tassaient, au petit bonheur de la rencontre, assouvissant leur faim comme une meute lâchée, qui happe les morceaux en hâte. Les corbeilles de pain circulaient, se vidaient. Il y eut un massacre des viandes froides, tous les débris des viandes de la veille, du gigot, du veau, du jambon, entourés d'un éboulement de gelée claire. On avait déjà trop mangé, et ces viandes pourtant réveillaient les appétits, dans la pensée qu'il ne fallait laisser de rien. Le prêtre beau mangeur, au milieu de la table, s'attardait aux fruits, en était à sa troisième pêche, des pêches énormes, qu'il pelait lentement et avalait par tranches, avec componction.
Mais une émotion agita la salle, un garçon distribuait le courrier, dont madame Majesté avait achevé le tri.
-Tiens! dit M. Vigneron, une lettre pour moi! C'est surprenant, je n'ai donné mon adresse à personne.
Puis, il se souvint.
-Ah! si, ça doit être de Sauvageot, qui me remplace aux Finances.
Et, la lettre ouverte, ses mains se mirent à trembler, il eut un cri.
-Le chef est mort!
Madame Vigneron, bouleversée, ne sut pas retenir sa langue.
-Alors, tu vas être nommé!
C'était leur rêve caché, caressé: la mort du chef de bureau, pour que lui, sous-chef depuis dix ans, pût enfin monter au grade suprême, son maréchalat. Et sa joie était si forte, qu'il lâcha tout.
-Ah! ma bonne amie, la sainte Vierge est décidément avec moi... Ce matin encore, je lui ai demandé mon avancement, et elle m'exauce!
Soudain, il sentit qu'il ne fallait pas triompher ainsi, en rencontrant les yeux de madame Chaise, fixés sur les siens, et en voyant son fils Gustave sourire. Chacun, dans la famille, faisait sûrement ses affaires, demandait à la Vierge les grâces personnelles dont il avait besoin. Aussi se reprit-il, de son air de brave homme: