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-Je veux dire que la sainte Vierge nous aime bien tous, et qu'elle nous renverra tous satisfaits... Ah! ce pauvre chef, ça me fait de la peine. Il va falloir que j'envoie une carte à sa veuve.

Malgré son effort, il exultait, il ne doutait plus de voir accomplis enfin ses plus secrets désirs, ceux mêmes qu'il ne s'avouait pas. Et les tartes aux abricots furent fêtées, Gustave eut la permission d'en manger une petite part.

-C'est surprenant, fit remarquer à Pierre M. de Guersaint qui s'était fait servir une tasse de café, c'est surprenant qu'on ne voie pas ici plus de malades. Ce tas de monde m'a l'air, vraiment, d'avoir un riche appétit.

Cependant, en dehors de Gustave, qui ne mangeait que des miettes comme un petit poulet, il avait fini par découvrir un goitreux assis à la table d'hôte, entre deux femmes, dont l'une était certainement une cancéreuse. Plus loin, une jeune fille semblait si maigre, si pâle, qu'on devait soupçonner une phtisique. Et, en face, il y avait une idiote, qui était entrée, soutenue par deux parentes, et qui, les yeux vides, le visage mort, avalait maintenant sa nourriture à la cuiller, en bavant sur sa serviette. Peut-être se trouvait-il encore d'autres malades, noyés au milieu de ces faims bruyantes, des malades que le voyage fouettait, qui mangeaient comme ils n'avaient pas mangé depuis longtemps. Les tartes aux abricots, le fromage, les fruits, tout s'engouffrait, dans la débandade du couvert, et il n'allait rester que les taches de sauce et de vin, élargies sur la nappe.

Il était près de midi.

-Nous retournerons tout de suite à la Grotte, n'est-ce pas? dit M. Vigneron.

On n'entendait d'ailleurs que ces mots: À la Grotte! à la Grotte! Les bouches pleines se dépêchaient, revenaient aux prières et aux cantiques.

-Ma foi! déclara M. de Guersaint à son compagnon, puisque nous avons l'après-midi devant nous, je vous propose de visiter un peu la ville; et je vais m'occuper de trouver une voiture pour mon excursion à Gavarnie, puisque ma fille le désire.

Pierre, qui suffoquait, fut heureux de quitter la salle à manger. Sous le porche, il respira. Mais il y avait là un flot nouveau de convives, faisant queue, attendant des places; et on se disputait les petites tables, le moindre trou à la table d'hôte se trouvait immédiatement occupé. Pendant plus d'une heure encore, l'assaut continuerait, le menu défilerait et s'engloutirait, au milieu du bruit des mâchoires, de la chaleur et de la nausée croissantes.

-Ah! pardon, il faut que je remonte, dit Pierre, j'ai oublié ma bourse.

Et, en haut, dans le silence de l'escalier et des couloirs déserts, il entendit un léger bruit, comme il arrivait à la porte de sa chambre. C'était, au fond de la pièce voisine, un rire tendre, qui avait suivi le choc trop vif d'une fourchette. Puis, il y eut, insaisissable, plutôt deviné que perçu, le frisson d'un baiser, des lèvres se posant sur d'autres lèvres, pour les faire taire. Le monsieur seul, lui aussi, déjeunait.

II

Dehors, Pierre et M. de Guersaint marchèrent lentement, au milieu du flot sans cesse accru de la foule endimanchée. Le ciel était d'un bleu pur, le soleil embrasait la ville; et il y avait dans l'air une gaieté de fête, cette joie vive des grandes foires qui mettent au plein jour la vie de tout un peuple. Quand ils eurent descendu le trottoir encombré de l'avenue de la Grotte, ils se trouvèrent arrêtés au coin du plateau de la Merlasse, tellement la cohue y refluait, parmi le continuel défilé des voitures.

-Nous ne sommes pas pressés, dit M. de Guersaint. Mon idée est de monter à la place du Marcadal, dans la vieille ville; car la servante de l'hôtel m'y a indiqué un coiffeur, dont le frère loue des voitures à bon compte... Ça ne vous fait rien d'aller par là?

-Moi! s'écria Pierre. Mais où vous voudrez, je vous suis!

-Bon! et, par la même occasion, je me ferai raser.

Ils arrivaient à la place du Rosaire, devant les gazons qui s'étendent jusqu'au Gave, lorsqu'une rencontre les arrêta de nouveau. Madame Désagneaux et Raymonde de Jonquière étaient là, qui causaient gaiement avec Gérard de Peyrelongue. Toutes deux avaient des robes claires, des robes légères de plage, et leurs ombrelles de soie blanche luisaient au grand soleil. C'était une note jolie, un coin de caquetage mondain, avec des rires frais de jeunesse.

-Non, non! répétait madame Désagneaux, nous n'allons bien sûr pas visiter votre popote comme ça, au moment où tous vos camarades mangent!

Gérard insistait, très galant, se tournant surtout vers Raymonde, dont la face un peu épaisse s'éclairait, ce jour-là, d'un charme rayonnant de santé.

-Mais je vous assure, c'est très curieux à voir, vous seriez admirablement reçues... Mademoiselle, vous pouvez vous confier à moi; et, d'ailleurs, nous trouverions là certainement mon cousin Berthaud, qui serait enchanté de vous faire les honneurs de notre installation.

Raymonde souriait, disait de ses yeux vifs qu'elle voulait bien. Et ce fut alors que Pierre et M. de Guersaint s'approchèrent, pour saluer ces dames. Tout de suite, ils furent mis au courant. On nommait «la popote» une sorte de restaurant, de table d'hôte, que les membres de l'Hospitalité de Notre-Dame de Salut, les brancardiers, les hospitaliers de la Grotte, des piscines et des hôpitaux, avaient fondée, pour manger en commun, à bon marché. Comme beaucoup d'entre eux n'étaient pas riches, l'Hospitalité se recrutant dans toutes les classes, ils étaient parvenus, en versant chacun trois francs par jour, à faire trois bons repas; et il leur restait même de la nourriture, qu'ils distribuaient aux pauvres. Mais ils administraient tout eux-mêmes, achetaient les provisions, recrutaient un cuisinier, des aides, ne reculaient pas devant la nécessité de donner en personne un coup de main, pour la bonne tenue du local.

-Ça doit être très intéressant! s'écria M. de Guersaint. Allons donc voir ça, si nous ne sommes pas de trop!

La petite madame Désagneaux, dès lors, consentit.

-Ah! du moment qu'on y va en bande, je veux bien! Je craignais que ce ne fût pas convenable.

Et, comme elle riait, tous se mirent à rire. Elle avait accepté le bras de M. de Guersaint, tandis que Pierre marchait à sa gauche, pris de sympathie pour cette gaie petite femme, si vivante, si charmante, avec ses cheveux blonds ébouriffés et son teint de lait.

Derrière, Raymonde venait au bras de Gérard, qu'elle entretenait de sa voix posée, en demoiselle très sage, sous son air de jeunesse insoucieuse. Et, puisqu'elle tenait enfin le mari tant rêvé, elle se promettait bien de le conquérir cette fois. Aussi le grisait-elle de son parfum de belle fille saine, tout en l'émerveillant par son entente du ménage, de l'économie sur les petites choses; car elle se faisait donner des explications au sujet de leurs achats, elle lui démontrait qu'ils auraient pu réduire encore leur dépense.

-Vous devez être horriblement fatiguée? demanda M. de Guersaint à madame Désagneaux.

Elle eut une révolte, un cri de véritable colère.

-Mais non! Imaginez-vous que la fatigue m'a terrassée dans un fauteuil, hier, dès minuit, à l'Hôpital. Et, alors, ces dames ont eu le coeur de me laisser dormir.

De nouveau, on se mit à rire. Mais elle restait hors d'elle.

-De façon que j'ai dormi pendant huit heures, comme une souche. Moi qui avais juré de passer la nuit!