Mais Gérard continua, à voix basse:
-Et, tenez! vous voyez bien qu'ils se montrent. Voici justement le révérend père directeur Capdebarthe.
Un religieux passait en effet, un paysan à peine dégrossi, au corps noueux, avec une grosse tête, taillée comme à coups de serpe. On ne lisait rien dans ses yeux opaques, et son visage fruste gardait une pâleur terreuse, le reflet roux et morne de la terre. Mgr Laurence, autrefois, avait fait un choix vraiment politique, en confiant l'organisation et l'exploitation de la Grotte à ces missionnaires de Garaison, si tenaces et si âpres, presque tous fils de montagnards, amants passionnés du sol.
Alors, lentement, les cinq redescendirent par le plateau de la Merlasse, le large boulevard qui contourne la rampe de gauche et qui rejoint l'avenue de la Grotte. Il était déjà une heure passée, mais le déjeuner continuait dans toute la ville débordante de foule, les cinquante mille pèlerins et curieux n'avaient pu encore s'asseoir à la file devant les tables. Pierre, qui avait laissé, à l'hôtel, la table d'hôte pleine, qui venait de voir les hospitaliers se serrer de si bon coeur à la table de «la popote», retrouvait des tables nouvelles, toujours des tables. Partout, on mangeait, on mangeait. Mais ici, au grand air, aux deux côtés de la vaste chaussée, c'était le petit peuple qui envahissait les tables dressées sur les trottoirs, de simples planches longues, flanquées de deux bancs, couvertes d'une étroite tente de toile. On y vendait du bouillon, du lait, du café à deux sous la tasse. Les pains, dans de hautes corbeilles, coûtaient également deux sous. Pendus aux bâtons qui soutenaient la tente, se balançaient des liasses de saucissons, des jambons, des andouilles. Quelques-uns de ces restaurateurs en plein vent faisaient frire des pommes de terre, d'autres accommodaient de basses viandes à l'oignon. Une fumée âcre, des odeurs violentes montaient dans le soleil, mêlées à la poussière que soulevait le continuel piétinement des promeneurs. Et des queues patientaient devant chacune des cantines, les convives se succédaient sur les bancs, le long de la planche, garnie de toile cirée, où il y avait à peine, en largeur, la place des deux bols de soupe. Tous se hâtaient, dévoraient, dans la fringale de leur fatigue, cet appétit insatiable que donnent les grandes secousses morales. La bête retrouvait son tour, se gorgeait, après l'épuisement des prières infinies, l'oubli du corps au ciel des légendes. Et c'était, par ce ciel éclatant des beaux dimanches, un véritable champ de foire, la gloutonnerie d'un peuple en goguette, la joie de vivre, malgré les maladies abominables et les miracles trop rares.
-Ils mangent, ils s'amusent, que voulez-vous! dit Gérard, qui devina les réflexions de l'aimable société qu'il promenait.
-Ah! murmura Pierre, c'est bien légitime, les pauvres gens!
Lui, était vivement touché de cette revanche de la nature. Mais, quand ils se retrouvèrent au bas du boulevard, sur le chemin de la Grotte, il fut blessé par l'acharnement des vendeuses de cierges et de bouquets, dont les bandes errantes assaillaient les passants, avec une rudesse de conquête. C'étaient pour la plupart des jeunes femmes, les cheveux nus, ou la tête couverte d'un mouchoir, qui montraient une extraordinaire effronterie; et les vieilles n'étaient guère plus discrètes. Toutes, un paquet de cierges sous le bras, brandissant celui qu'elles offraient, poussaient leur marchandise jusque dans les mains des promeneurs. «Monsieur, madame, achetez-moi un cierge, ça vous portera bonheur!» Un monsieur, entouré, secoué par trois des plus jeunes, faillit y laisser les pans de sa redingote. Puis, l'histoire recommençait pour les bouquets, de gros bouquets ronds, ficelés rudement, pareils à des choux. «Un bouquet, madame, un bouquet pour la sainte Vierge!» Si la dame s'échappait, elle entendait derrière elle de sourdes injures. Le négoce, l'impudent négoce raccrochait ainsi les pèlerins jusqu'aux abords de la Grotte. Non seulement il s'installait triomphant dans toutes les boutiques, serrées les unes contre les autres, transformant chaque rue en un bazar; mais il courait le pavé, barrait le chemin, promenait sur des voitures à bras des chapelets, des médailles, des statuettes, des images pieuses. De toutes parts, on achetait, on achetait presque autant qu'on mangeait, pour rapporter un souvenir de cette kermesse sainte. Et la note vive, la gaieté de cette âpreté commerciale, de cette bousculade des camelots, venait encore des gamins, lâchés au travers de la foule, et qui criaient le Journal de la Grotte. Leur mince voix aiguë entrait dans les oreilles: «Le Journal de la Grotte! le numéro paru ce matin! deux sous, le Journal de la Grotte!»
Au milieu des poussées continuelles, dans les remous du flot sans cesse mouvant, la société se trouva séparée. Raymonde et Gérard restèrent en arrière. Tous deux s'étaient mis à causer doucement, d'un air d'intimité souriante. Il fallut que madame Désagneaux s'arrêtât, les appelât.
-Arrivez donc, nous allons nous perdre!
Comme ils se rapprochaient, Pierre entendit la jeune fille dire:
-Maman est si occupée! Parlez-lui, avant notre départ.
Et Gérard répondit:
-C'est entendu. Vous me rendez bien heureux, mademoiselle.
C'était le mariage conquis et décidé, pendant cette promenade charmante, parmi les merveilles de Lourdes. Elle, toute seule, avait achevé de vaincre, et lui, venait enfin de prendre une résolution, en la sentant à son bras si gaie et si raisonnable.
Mais M. de Guersaint, les yeux en l'air, s'écria:
-Là-haut, sur ce balcon, n'est-ce pas ces gens très riches qui ont voyagé avec nous, vous savez bien cette jeune dame malade, accompagnée de son mari et de sa soeur?
Il parlait des Dieulafay; et, en effet, c'étaient eux, au balcon de l'appartement qu'ils avaient loué, dans une maison neuve, dont les fenêtres donnaient sur les pelouses du Rosaire. Ils occupaient là le premier étage, meublé avec tout le luxe que Lourdes avait pu fournir, des tapis, des rideaux; sans compter le personnel de domestiques envoyé à l'avance de Paris. Et, comme il faisait beau temps, on avait roulé au plein air la malade, allongée dans un grand fauteuil. Elle était vêtue d'un peignoir de dentelle. Le mari, toujours en redingote correcte, se tenait debout à sa droite; tandis que la soeur, habillée divinement, en mauve clair, s'était assise à sa gauche, souriant et se penchant vers elle parfois, pour causer, sans recevoir de réponse.
-Oh! raconta la petite madame Désagneaux, j'ai entendu souvent parler de madame Jousseur, cette jeune dame en mauve. Elle est la femme d'un diplomate, qui la délaisse, malgré sa grande beauté; et l'on a causé beaucoup, l'année dernière, de la passion qu'elle a eue pour un jeune colonel bien connu du monde parisien. Mais les salons catholiques affirment qu'elle a triomphé, grâce à la religion.
Tous restaient la face en l'air, regardant.
-Dire, continua-t-elle, que sa soeur, la malade que vous voyez là, était son vivant portrait. Même elle avait, dans le visage, un air de bonté et de gaieté beaucoup plus doux... Maintenant, regardez! c'est une morte au soleil, une chair réduite, livide et sans os, qu'on n'ose bouger de place. Ah! la malheureuse!