Il le suivit, sans répondre. Lui-même venait de sentir sa soutane sur ses épaules; et jamais il ne l'avait promenée si légère qu'au milieu de cette bousculade du pèlerinage. Il vivait dans une sorte d'étourdissement et d'inconscience, espérant toujours le coup de foudre de la foi, malgré le sourd malaise qui grandissait en lui, au spectacle des choses qu'il voyait. Et le flot croissant des prêtres ne le blessait plus, il retrouvait une fraternité pour eux: combien, sans croire, remplissaient comme lui honnêtement leur mission de guides et de consolateurs!
M. de Guersaint haussa la voix.
-Vous savez que ce boulevard est neuf. Ce qu'on a bâti de maisons, depuis vingt ans, est inimaginable! Il y a là, véritablement, toute une ville nouvelle.
Le Lapaca coulait à droite, derrière les maisons. Ils eurent la curiosité de s'engager dans une ruelle, et ils tombèrent sur de vieilles bâtisses curieuses, qui bordaient le mince ruisseau. Plusieurs anciens moulins alignaient leurs roues. On leur montra celui que Mgr Laurence avait donné aux parents de Bernadette, après les apparitions. On faisait aussi visiter là une masure, la prétendue maison de Bernadette, celle où s'étaient installés les Soubirous, en quittant la rue des Petits-Fossés, et dans laquelle la jeune fille, déjà en pension chez les soeurs de Nevers, n'avait dû coucher que rarement. Enfin, par la rue Basse, ils atteignirent la place du Marcadal.
C'était une longue place triangulaire, la plus animée et la plus luxueuse de l'ancienne ville, celle où se trouvaient les cafés, les pharmaciens, les belles boutiques. Et, entre toutes, une éclatait, peinte en vert clair, garnie de hautes glaces, surmontée d'une large enseigne portant en lettres d'or: Cazaban, coiffeur.
M. de Guersaint et Pierre étaient entrés. Mais il n'y avait personne dans le salon de coiffure, ils durent attendre. Un terrible bruit de fourchettes venait de la pièce voisine, l'ordinaire salle à manger, changée en table d'hôte, et où déjeunaient une dizaine de personnes, bien qu'il fût deux heures déjà. L'après-midi s'avançait, on mangeait toujours, d'un bout à l'autre de Lourdes. Ainsi que tous les autres propriétaires de la ville, quelles que fussent leurs opinions religieuses, Cazaban, pendant la saison des pèlerinages, louait sa propre chambre, abandonnait sa salle à manger, pour se réfugier à la cave, où il mangeait, dormait, s'empilait avec sa famille, dans un trou sans air de trois mètres carrés. C'était une rage de négoce, la population disparaissait comme celle d'une cité conquise, en livrant aux pèlerins jusqu'aux lits des femmes et des enfants, les asseyant à leurs tables, les faisant manger dans leurs assiettes.
-Il n'y a personne? cria M. de Guersaint.
Enfin, un petit homme parut, le type du Pyrénéen vif et noueux, à la face longue, aux pommettes saillantes, le teint hâlé, éclaboussé de rouge. Ses gros yeux luisants ne restaient jamais immobiles; et il y avait, dans toute sa maigre personne, un frémissement, une exubérance continue de gestes et de paroles.
-C'est pour monsieur, une barbe, n'est-ce pas?... Je demande pardon à monsieur; mais mon garçon est sorti, et j'étais là, avec mes pensionnaires... Si monsieur veut s'asseoir, je vais lui expédier ça tout de suite.
Et Cazaban, daignant opérer en personne, battait le savon, affilait le rasoir. Il avait eu un coup d'oeil inquiet sur la soutane de Pierre, qui, sans dire un mot, s'était assis et avait ouvert un journal, dans lequel il semblait plongé.
Il y eut un silence. Mais Cazaban en souffrit tout de suite; et, comme il couvrait de savon le menton de son client:
-Imaginez-vous, monsieur, que mes pensionnaires se sont oubliés si tard à la Grotte, qu'ils déjeunent à peine. Vous les entendez? Je restais avec eux par politesse... Mais, n'est-ce pas? je me dois aussi à mes clients, il faut bien contenter tout le monde.
Alors, M. de Guersaint, qui aimait également à causer, le questionna.
-Vous logez des pèlerins?
-Oh! monsieur, nous en logeons tous, répondit simplement le coiffeur. C'est le pays qui veut ça.
-Et vous les accompagnez à la Grotte?
Du coup, Cazaban se révolta, le rasoir en l'air, très digne.
-Jamais, monsieur, jamais! Voici cinq ans que je ne suis pas descendu dans cette ville nouvelle qu'ils bâtissent.
Il se retenait encore, il regarda de nouveau la soutane de Pierre, disparu derrière le journal; et la vue de la croix rouge, épinglée sur le veston de M. de Guersaint, le rendait prudent. Mais sa langue l'emporta.
-Écoutez, monsieur, toutes les opinions sont libres, je respecte la vôtre, mais je ne donne pas dans ces fantasmagories, moi! Et je ne l'ai jamais caché... Sous l'empire, monsieur, j'étais déjà républicain et libre penseur. Nous n'étions pas quatre dans la ville, à cette époque. Oui! je m'en fais gloire.
Il avait attaqué la joue gauche, il triomphait. Dès ce moment, ce fut un déluge de paroles, intarissable. D'abord, il reprit les accusations de Majesté contre les pères de la Grotte: le trafic sur les objets religieux, la concurrence déloyale faite aux marchands, aux hôteliers et aux loueurs. Ah! les soeurs bleues de l'Immaculée-Conception, il les avait aussi en grande haine, car elles lui avaient pris deux locataires, deux vieilles dames qui passaient à Lourdes trois semaines par an. Et l'on sentait en lui, surtout, la rancune lentement amassée, aujourd'hui débordante, de la vieille ville contre la ville neuve, cette ville poussée si vite, de l'autre côté du Château, cette riche cité aux maisons grandes comme des palais, où allait toute la vie, tout le luxe, tout l'argent, de sorte qu'elle grandissait et s'enrichissait sans cesse, tandis que l'aînée, l'antique ville pauvre des montagnes, achevait d'agoniser, avec ses petites rues désertes, où l'herbe poussait. La lutte continuait pourtant, la ville ancienne ne voulait pas mourir, tâchait de forcer au partage son ingrate soeur cadette, en logeant des pèlerins, en ouvrant des boutiques, elle aussi; mais les boutiques ne s'achalandaient qu'à la condition d'être près de la Grotte, de même que les pèlerins pauvres consentaient seuls à loger au loin; et ce combat inégal aggravait la rupture, faisait deux ennemies irréconciliables de la ville haute et de la ville basse, qui se dévoraient sourdement, en continuelles intrigues.
-Ah! certes, non! ce n'est pas moi qu'on verra à leur Grotte, reprit Cazaban de son air rageur. En abusent-ils, de leur Grotte, la mettent-ils assez à toutes les sauces! Une pareille idolâtrie, une superstition si grossière, au dix-neuvième siècle!... Demandez-leur donc si, depuis vingt ans, ils ont guéri un seul malade de la ville? Nous avons pourtant assez d'estropiés dans nos rues. Au début, ce furent des gens d'ici qui bénéficièrent des premiers miracles. Mais il paraît que, depuis longtemps, leur eau miraculeuse a perdu toute vertu pour nous: nous sommes trop près, il faut venir de loin, si l'on veut que ça agisse... Vrai! c'est trop bête, vous ne me feriez pas descendre là-bas, pour cent francs!
L'immobilité de Pierre devait l'irriter. Il venait de passer à la joue droite, il concluait furieusement contre les pères de l'Immaculée-Conception, dont l'âpreté était l'unique cause du désaccord. Ces pères, qui se trouvaient chez eux, puisqu'ils avaient acheté à la commune les terrains où ils voulaient construire, ne respectaient même pas le traité signé avec la ville, car ils s'y interdisaient formellement tout commerce, la vente de l'eau et des articles de piété. Chaque jour, on aurait pu leur intenter des procès. Mais ils s'en moquaient, ils se sentaient si forts, qu'ils ne laissaient plus un seul don aller à la paroisse, et que tout l'argent récolté s'amassait, roulait en un fleuve à la Grotte et à la Basilique.