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Pierre fut pris d'inquiétude devant la foule de plus en plus compacte, à mesure qu'on avançait. Sur la place du Rosaire, déjà l'on marchait avec peine.

-Il ne faut pas songer à nous approcher de la Grotte, dit-il en s'arrêtant. Le mieux serait de gagner une allée, derrière l'Abri des pèlerins, et d'attendre là.

Mais Marie désirait vivement voir le départ de la procession.

-Mon ami, de grâce, tâchez d'aller jusqu'au Gave. Je verrai de loin, je ne demande pas à m'approcher.

Et M. de Guersaint, aussi curieux qu'elle, insista à son tour.

-Ne vous inquiétez pas, je suis là derrière, et je veille à ce que personne ne la bouscule.

Pierre dut se remettre à tirer le chariot. Il lui fallut un quart d'heure, avant de passer sous une des arches de la rampe de droite, tellement la foule s'y écrasait. Ensuite, il obliqua un peu, finit par se trouver sur le quai, au bord du Gave, où de simples spectateurs occupaient le trottoir; et il put s'avancer encore pendant une cinquantaine de mètres, il arrêta le chariot contre le parapet même, bien en vue de la Grotte.

-Serez-vous bien là?

-Oh! oui, merci! Seulement, il faut m'asseoir, j'en verrai davantage.

M. de Guersaint la mit sur son séant, et lui-même monta sur le banc de pierre qui règne d'un bout à l'autre du quai. Une cohue de curieux s'y entassaient, ainsi qu'aux soirs de feu d'artifice. Tous se grandissaient, allongeaient le cou. Et Pierre, comme les autres, s'intéressa, bien qu'on ne vît encore pas grand'chose.

Il devait y avoir là trente mille personnes; et du monde arrivait toujours. Tous portaient à la main un cierge, enveloppé dans une sorte de cornet de papier blanc, où était imprimée, en bleu, une image de Notre-Dame de Lourdes. Mais ces cierges n'étaient pas allumés encore. On n'apercevait, par-dessus la mer houleuse des têtes, que la Grotte braisillante, jetant une vive lueur de forge. Un grand bourdonnement montait, des souffles passaient, qui, seuls, donnaient la sensation des milliers d'êtres serrés, étouffés, perdus au fond de l'ombre, refluant comme une nappe vivante, sans cesse élargie. Il y en avait sous les arbres, au delà de la Grotte, dans des enfoncements de ténèbres, qu'on ne soupçonnait point. Enfin, cela commença par quelques cierges, çà et là, qui brillèrent: on aurait dit des étincelles brusques, trouant l'obscurité, au hasard. Le nombre s'en accrut rapidement; des îlots d'étoiles se formèrent; tandis que, sur d'autres points, des traînées, des voies lactées coulaient, au milieu des constellations. C'étaient les trente mille cierges qui s'allumaient un à un, de proche en proche, éteignant la vive lueur de la Grotte, roulant d'un bout à l'autre de la promenade les petites flammes jaunes d'un brasier immense.

-Oh! Pierre, que c'est beau! murmura Marie. On dirait la résurrection des humbles, des petites âmes pauvres qui se réveillent et qui brillent.

-Superbe! superbe! répétait M. de Guersaint, dans un élan de satisfaction artistique. Regardez donc, là-bas, ces deux ligues qui se coupent et qui forment une croix.

Mais Pierre restait touché par ce que Marie venait de dire. C'était bien cela, des flammes grêles, à peine des points lumineux, d'une modestie de menu peuple, et dont le grand nombre faisait l'éclat, un resplendissement de soleil. Il en naissait continuellement de nouvelles, plus lointaines et comme égarées.

-Ah! murmura-t-il, celle-là qui est apparue toute seule, au loin, si vacillante... La voyez-vous, Marie, comme elle flotte et comme elle vient lentement se perdre dans le grand lac de feu.

On y voyait maintenant aussi clair qu'en plein jour. Les arbres, éclairés par-dessous, étaient d'une verdure intense, pareils aux arbres peints, tels qu'ils sont dans les décors. Des bannières, au-dessus du brasier mouvant, demeuraient immobiles, violemment distinctes, avec leurs saints brodés et leurs cordons de soie. Et le grand reflet montait le long du rocher, jusqu'à la Basilique, dont la flèche, à présent, apparaissait toute blanche, sur le ciel noir; tandis que, de l'autre côté du Gave, les coteaux s'éclairaient eux aussi, montrant les façades claires des couvents, au milieu des feuillages sombres.

Il y eut encore un moment d'incertitude. Le lac flamboyant, dont chaque mèche ardente était un petit flot, roulait son pétillement d'astres, semblait près de se rompre, pour s'écouler en fleuve. Et les bannières oscillèrent, un mouvement s'indiqua.

-Tiens! s'écria M. de Guersaint, ils ne passent donc pas par ici?

Alors, Pierre, au courant, expliqua que la procession montait d'abord par le chemin en lacets, établi à grands frais dans le coteau boisé. Puis, elle tournait derrière la Basilique, avant de redescendre par la rampe de droite et de se développer au travers des jardins.

-Regardez, on voit les premiers cierges qui montent, parmi les verdures.

Ce fut un enchantement. De petites lumières tremblantes se détachaient du vaste foyer, s'élevaient doucement, d'un vol délicat, sans qu'on pût rien distinguer qui les tînt à la terre. Cela se mouvait comme de la poussière de soleil, dans les ténèbres. Bientôt, il y en eut une raie oblique; puis, la raie se replia, d'un coude brusque, et une nouvelle raie s'indiqua, qui tourna à son tour. Enfin, tout le coteau fut sillonné d'un zigzag de flamme, pareil à ces coups de foudre qu'on voit tomber du ciel noir, dans les images. Mais la trace lumineuse ne s'effaçait pas, toujours les petites lumières marchaient du même glissement doux et ralenti. Parfois, seulement, il y avait une éclipse soudaine, la procession devait passer derrière un bouquet d'arbres. Plus loin, les cierges se rallumaient, recommençaient leur marche vers le ciel, par les lacets compliqués, sans cesse interrompus et repris. Un moment arriva où ils cessèrent de monter, arrivés en haut du coteau; et ils disparurent, au dernier coude du chemin.

Des voix s'élevaient dans la foule.

-Les voilà qui tournent derrière la Basilique.

-Oh! ils en ont encore pour vingt minutes, avant de redescendre de l'autre côté.

-Oui, madame, ils sont trente mille; et, dans une heure, les derniers partiront à peine de la Grotte.

Dès le départ, un cantique s'était dégagé du sourd grondement de la foule. C'était la complainte de Bernadette, les six dizaines de couplets, où la Salutation angélique revenait au refrain, dans un rythme obsédant. Quand on avait fini ces soixante couplets, on les recommençait. Et le bercement reprenait sans fin: Ave, ave, ave, Maria! stupéfiant l'esprit, brisant les membres, emportant peu à peu ces milliers d'êtres dans une sorte de songe éveillé, en pleine vision de paradis. La nuit, lorsqu'ils dormaient, le lit en gardait le balancement, ils les chantaient encore.