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-Est-ce que nous restons là? demanda M. de Guersaint, qui se fatiguait vite. Maintenant, c'est toujours la même chose.

Marie, que les voix écoutées dans la foule renseignaient, dit à son tour:

-Pierre, vous aviez raison, il vaudrait mieux retourner là-bas, sous les arbres... J'ai un si grand désir de tout voir!

-Mais certainement, répondit le prêtre, nous allons chercher une place d'où vous pourrez tout voir. Le difficile est de nous tirer d'ici, à présent.

En effet, la cohue des simples curieux les avait murés. Il fallut que Pierre s'ouvrît un passage, avec une obstination lente, en implorant un peu de place, pour une malade; et Marie se retournait, tâchait d'apercevoir encore, devant la Grotte, la nappe de flammes, le lac aux petits flots étincelants, d'où coulait à l'infini la procession, sans qu'il parût s'épuiser; tandis que M. de Guersaint fermait la marche, en protégeant le chariot contre les poussées de la foule.

Enfin, ils se trouvèrent tous les trois à l'écart, hors du monde. C'était près d'une des arches, dans un endroit désert, où ils purent respirer un instant. On n'entendait plus que la complainte lointaine, à l'entêté refrain; et l'on ne voyait que le reflet des cierges, en une sorte de nuée lumineuse, flottant du côté de la Basilique.

-La meilleure place, déclara M. de Guersaint, ce serait de monter au Calvaire. Une servante de l'hôtel me l'a dit encore ce matin. Il paraît que, de là-haut, la vue est féerique.

Mais il n'y fallait pas songer. Pierre insista sur les difficultés.

-Comment voulez-vous nous hisser à cette hauteur, avec le chariot? Puis, il faudrait redescendre, ce serait très dangereux, en pleine nuit, au milieu des bousculades.

Marie elle-même préférait rester dans les jardins, sous les arbres, où il faisait si doux. Et ils repartirent, débouchèrent sur l'Esplanade, en face de la grande Vierge couronnée. Elle était illuminée, à l'aide de verres de couleur, qui la mettaient dans une gloire de fête foraine, avec une auréole de lampions bleus et jaunes. Malgré sa dévotion, M. de Guersaint trouva cela d'un goût exécrable.

-Tenez! dit Marie, près de ce massif, nous serions très bien.

Elle indiquait une touffe d'arbrisseaux, à côté de l'Abri des pèlerins; et la place, en effet, était excellente, car elle permettrait de voir descendre la procession par la rampe de gauche, et de la suivre, jusqu'au pont neuf, le long des pelouses, dans son double mouvement parallèle d'aller et de retour. Puis, le voisinage du Gave donnait aux feuillages une fraîcheur exquise. Personne n'était là, on y jouissait d'une paix infinie, dans l'ombre épaisse des grands platanes qui bordaient l'allée.

M. de Guersaint se haussait sur la pointe des pieds, impatient de voir reparaître les premiers cierges, au tournant de la Basilique.

-Rien ne se montre encore, murmurait-il. Ah! tant pis, je vais m'asseoir un instant sur l'herbe. J'ai les jambes rompues.

Et il s'inquiéta de sa fille.

-Veux-tu que je te couvre? Il fait très frais par ici.

-Oh! non, père, je n'ai pas froid. Je suis si heureuse! Voici bien longtemps que je n'avais respiré un si bon air... Il doit y avoir des roses, ne sens-tu pas ce parfum délicieux?

Puis, se tournant vers Pierre:

-Mon ami, où sont-elles donc, ces roses? est-ce que vous les voyez?

Lorsque M. de Guersaint se fut assis près du chariot, Pierre eut l'idée de chercher si quelque corbeille de rosiers ne se trouvait pas par là. Mais, vainement, il fouilla les pelouses obscures, il ne distingua que des massifs de plantes vertes. Et, comme, en revenant, il passait devant l'Abri des pèlerins, la curiosité le fit entrer.

C'était une grande salle, très haute de plafond, que, des deux côtés, de larges fenêtres éclairaient. Dallée de pierre, les murs nus, elle n'avait d'autres meubles que des bancs, poussés au hasard, dans tous les sens. Pas une table, pas une planche; de sorte que les pèlerins sans asile, forcés de se réfugier là, avaient empilé leurs paniers, leurs paquets, leurs valises, dans les embrasures des fenêtres, qui se trouvaient ainsi changées en cases à bagages. D'ailleurs, la salle était vide, tous les pauvres gens qu'elle abritait devaient être à la procession. Et, malgré la porte restée grande ouverte, une odeur insupportable régnait, les murailles imprégnées de misère, les dalles souillées, humides malgré la belle journée de soleil, trempées de crachats, de graisse, de vin répandu. On y faisait tout, on y mangeait, on y dormait sur les bancs, dans un entassement de chair sale et de loques.

Pierre pensa que la bonne odeur de roses ne sortait pas de là. Il achevait pourtant le tour de la salle, que quatre lanternes fumeuses éclairaient, et qu'il croyait absolument vide, lorsqu'il eut la surprise d'apercevoir, contre le mur de gauche, une forme vague, une femme vêtue de noir, qui tenait sur ses genoux un paquet blanc. Elle était toute seule dans cette solitude, elle ne remuait pas, et elle avait les yeux grands ouverts.

Il s'approcha, il reconnut madame Vincent, qui lui dit d'une voix basse, brisée:

-Oui, Rose a tant souffert aujourd'hui! elle n'a fait que jeter une plainte, depuis le petit jour... Alors, comme elle s'est endormie, voici bientôt deux heures, je n'ose plus bouger, de peur qu'elle ne s'éveille et qu'elle ne souffre encore.

Et elle gardait son immobilité de mère martyre, qui, pendant des mois, avait déjà tenu sa fillette ainsi, avec l'espoir entêté de la guérir. Elle l'avait amenée à Lourdes sur ses bras, elle l'y promenait, l'y endormait sur ses bras, n'ayant ni une chambre, ni même un lit d'hôpital.

-La pauvre petite ne va donc pas mieux? demanda Pierre, dont le coeur saignait.

-Non, monsieur l'abbé, non, je ne crois pas.

-Mais, reprit-il, vous êtes très mal sur ce banc. Il fallait faire des démarches, ne pas rester ainsi dans la rue. On aurait pris votre fille quelque part, c'est certain.

-Oh! monsieur l'abbé, à quoi bon? Elle est bien sur mes genoux. Et puis, est-ce qu'on m'aurait permis d'être toujours comme ça, avec elle!... Non, non! j'aime mieux l'avoir sur moi, il me semble que ça finira par la sauver.

Deux grosses larmes coulaient sur sa face immobile. Elle continua, de sa voix étouffée:

-Je ne suis pas sans argent. J'avais trente sous en partant de Paris, et il m'en reste encore dix... Du pain me suffit, et elle, la pauvre mignonne, ne peut même plus boire du lait... J'ai bien de quoi aller jusqu'au départ, et si elle guérit, oh! nous serons riches, riches, riches!

Elle s'était penchée, elle regardait, à la lumière vacillante de la lanterne voisine, le blanc visage de Rose, dont un petit souffle entr'ouvrait les lèvres.

-Voyez donc comme elle dort!... N'est-ce pas, monsieur l'abbé, que la sainte Vierge aura pitié et qu'elle la guérira? Nous n'avons plus qu'un jour, mais je ne veux pas désespérer; et je vais prier encore toute la nuit, sans bouger de cette place... C'est pour demain, il faut vivre jusqu'à demain.

Une infinie pitié envahissait Pierre, qui s'en alla, craignant de pleurer, lui aussi.

-Oui, oui, ma pauvre femme, espérez.

Et il la laissa au fond de la vaste salle déserte et nauséabonde, parmi la débandade des bancs, immobilisée dans sa passion douloureuse de mère, au point de retenir son souffle, de crainte que le tumulte de sa poitrine ne réveillât la petite malade. Crucifiée, elle priait, la bouche close, ardemment.