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Marie avait levé les yeux. Là-haut, en effet, du coin gauche de la Basilique, elle vit d'autres lumières surgir, régulières et sans relâche, dans cette sorte de mouvement mécanique, qui semblait devoir ne jamais s'arrêter.

-Ah! dit-elle, que d'âmes en peine! Chacune de ces petites flammes, n'est-ce pas? est une âme qui souffre et qui se délivre.

Pierre devait se pencher, afin de l'entendre, car le cantique, la complainte de Bernadette, les étourdissait, depuis que le flot passait si près d'eux. Les voix éclataient dans un vertige grandissant, les couplets s'étaient peu à peu mêlés, chaque tronçon de la procession chantait le sien, d'une voix de possédés qui ne s'entendaient plus eux-mêmes. C'était une immense clameur indistincte, la clameur éperdue d'une foule que l'ardeur de sa foi achevait de griser. Et, quand même, le refrain, l'Ave, ave, ave, Maria! revenait, dominait, avec son rythme d'obsession frénétique.

Brusquement, Pierre et Marie furent étonnés de revoir M. de Guersaint.

-Ah! mes enfants, je n'ai pas voulu m'attarder là-haut, je viens de couper la procession à deux reprises, pour passer... Mais quel spectacle! C'est à coup sûr la première très belle chose à laquelle j'assiste, depuis que je suis ici.

Et il se mit à leur décrire la procession, vue des hauteurs du Calvaire.

-Imaginez, mes enfants, un autre ciel, en bas, reflétant celui d'en haut, mais un ciel qu'une seule constellation, géante, tient tout entier. Ce fourmillement d'astres a l'air perdu, très loin, dans des profondeurs obscures; et la coulée de feu représente un ostensoir, oui! un véritable ostensoir, dont le pied serait dessiné par les rampes, la tige par les deux allées parallèles, l'hostie par la pelouse ronde qui les couronne. C'est un ostensoir d'or brûlant, qui flambe au fond des ténèbres, avec un perpétuel scintillement d'étoiles en marche. Il n'y a que lui, il est gigantesque et souverain... En vérité, je n'ai jamais rien vu de si extraordinaire!

Il agitait les bras, il était hors de lui, débordant d'une émotion d'artiste.

-Petit père, dit Marie tendrement, puisque te voilà, tu devrais bien aller te coucher. Il est près de onze heures, et tu sais que tu dois partir à trois heures du matin.

Elle ajouta, pour le décider:

-Cela me cause tant de plaisir, que tu fasses cette excursion!... Seulement, sois de retour de bonne heure, demain soir, parce que tu verras, tu verras...

Et elle n'osa pas affirmer la certitude qu'elle avait de guérir.

-Tu as raison, je vais aller me mettre au lit, dit M. de Guersaint, calmé. Puisque Pierre est avec toi, je n'ai pas d'inquiétude.

-Mais, s'écria-t-elle, je ne veux pas que Pierre passe la nuit. Quand il m'aura conduite à la Grotte, tout à l'heure, il te rejoindra... Moi, je n'aurai plus besoin de personne, le premier brancardier venu me ramènera bien à l'Hôpital, demain matin.

Pierre se taisait. Puis, simplement:

-Non, non, Marie, je reste... Je passerai, comme vous, la nuit à la Grotte.

Elle ouvrit la bouche, pour insister, pour se fâcher. Mais il avait dit cela si doucement, elle venait d'y sentir une soif si douloureuse de bonheur, qu'elle garda le silence, remuée jusqu'au fond de l'âme.

-Enfin, mes enfants, reprit le père, arrangez-vous, je sais que vous êtes très raisonnables tous les deux. Et bonne nuit, n'ayez aucun souci de moi.

Il embrassa longuement sa fille, serra les deux mains du jeune prêtre; puis, il s'en alla, se perdit dans les rangs pressés de la procession, qu'il dut traverser de nouveau.

Alors, ils furent seuls, dans leur coin d'ombre et de solitude, sous les grands arbres, elle toujours assise au fond de son chariot, lui agenouillé parmi les herbes, appuyé du coude à l'une des roues. Et ce fut adorable, pendant que le défilé des cierges continuait, et qu'ils se massaient tous en tournoyant sur la place du Rosaire. Ce qui le ravissait, c'était que rien ne semblait rester, au-dessus de Lourdes, des godailles de la journée. On aurait dit qu'un vent purificateur était venu des montagnes, qui avait balayé l'odeur des fortes nourritures, les joies goulues du dimanche, toute cette poussière brûlante et empestée de fête foraine, flottant sur la ville. Il n'y avait plus qu'un ciel immense, aux étoiles pures; et la fraîcheur du Gave était délicieuse, et les souffles errants apportaient des parfums de fleurs sauvages. L'infini du mystère se perdait dans la paix souveraine de la nuit, il ne demeurait de la matière lourde que ces petites flammes des cierges, comparées par sa compagne à des âmes souffrantes, en train de se délivrer. Cela était d'un repos exquis et d'un espoir sans limite. Depuis qu'il se trouvait là, les souvenirs blessants de l'après-midi, les appétits voraces, la simonie impudente, la vieille ville gâtée et prostituée, s'en allaient peu à peu, pour ne le laisser qu'à ce rafraîchissement divin, à cette nuit si belle, où tout son être se baignait comme dans une eau de résurrection.

Marie, elle aussi, pénétrée d'une infinie douceur, murmura:

-Ah! comme Blanche serait heureuse de voir toutes ces merveilles!

Elle songeait à sa soeur, restée à Paris, dans le tracas de son dur métier d'institutrice courant le cachet. Et ce simple mot, cette soeur dont elle n'avait pas parlé depuis son arrivée à Lourdes, et qui surgissait là, inattendue, venait de suffire pour évoquer tout le passé.

Marie et Pierre, sans parler, revécurent leur enfance, les jeux d'autrefois, dans les deux jardins mitoyens qu'une haie vive séparait. Ensuite, ce fut la séparation, le jour où il entra au séminaire et où elle le baisa sur les joues, avec des larmes brûlantes, en jurant de ne l'oublier jamais. Des années passaient, et ils se retrouvaient éternellement séparés, lui prêtre, elle clouée par la maladie, n'ayant plus l'espoir d'être femme. C'était toute leur histoire, une tendresse ardente qui s'était longtemps ignorée, puis une rupture totale, comme s'ils fussent morts, bien qu'ils vécussent l'un près de l'autre. Ils revoyaient, maintenant, le logement pauvre, où la soeur aînée, avec ses leçons, tâchait de mettre un peu de bien-être, ce logement pauvre d'où l'on était parti, pour venir à Lourdes, après tant de combats, tant de discussions, ses doutes à lui, sa foi passionnée à elle, qui avait vaincu. Et cela était vraiment délicieux, de se retrouver ainsi ensemble, tout seuls, dans ce coin de ténèbres, par cette admirable nuit, où il y avait, sur la terre, autant d'étoiles qu'au ciel.

Marie, jusque-là, avait gardé une petite âme d'enfant, une âme blanche, comme disait son père, la meilleure et la plus pure. Frappée par le mal dès l'âge de treize ans, elle n'avait plus vieilli. Aujourd'hui, à vingt-trois ans, elle avait treize ans toujours, restée enfantine, repliée sur elle-même, toute à la catastrophe qui l'anéantissait. Cela se voyait à ses yeux vides, à son expression d'absence, à son air de continuelle hantise, dans l'incapacité où elle était de vouloir autre chose. Et aucune âme de femme n'était plus simple, arrêtée en son développement, demeurée l'âme d'une grande fille sage, chez qui la passion à son éveil se contente de gros baisers sur les joues. Elle n'avait eu d'autre roman que l'adieu en larmes fait à son ami, et cela suffisait depuis dix années pour lui emplir le coeur. Pendant les interminables jours qu'elle avait passés sur sa couche de misère, elle n'était jamais allée au delà de ce rêve, que, si elle s'était bien portée, lui sans doute ne se serait pas fait prêtre, pour vivre avec elle. Jamais elle ne lisait de roman. Les livres pieux qu'on lui permettait l'entretenaient dans l'exaltation d'un amour surhumain. Même les bruits du dehors venaient expirer à la porte de la chambre où elle vivait cloîtrée; et, autrefois, quand on la promenait d'un bout de la France à l'autre, de ville d'eaux en ville d'eaux, elle traversait les foules en somnambule, qui ne voit et n'entend rien, possédée par l'idée fixe de sa déchéance, du lien qui nouait son sexe. De là, cette pureté et cet enfantillage, cette adorable fille de souffrance, grandie dans sa triste chair, tout en ne gardant au coeur que l'éveil lointain, l'amour ignoré de ses treize ans.