Inquiet, Pierre vint dire à Marie qu'il ne fallait pas rester là davantage, si elle ne voulait pas courir le risque d'être trempée.
-Je vais vous reconduire à l'Hôpital.
Elle refusa, elle supplia.
-Non, non! j'attends la messe, j'ai promis de communier ici... Ne vous inquiétez pas de moi, rentrez vite à l'hôtel vous coucher, je vous en conjure. Vous savez bien que des voitures fermées viennent chercher les malades, quand il pleut.
Dès lors, elle s'obstina, pendant que lui-même répétait qu'il ne voulait pas se coucher. Une messe, en effet, était dite de très grand matin, à la Grotte, où c'était une joie divine, pour les pèlerins, que de pouvoir ainsi communier, après une longue nuit d'extase, dans la gloire du soleil levant. Et, comme de larges gouttes commençaient à tomber, un prêtre parut en chasuble, accompagné de deux clercs, dont l'un tenait au-dessus de l'officiant, afin de protéger le calice, un parapluie de soie blanche, brodée d'or, grand ouvert.
Pierre, qui avait poussé le chariot contre la grille, pour abriter Marie sous l'auvent de la roche, où s'étaient également réfugiés les quelques assistants, venait de regarder la jeune fille recevoir l'hostie avec une ferveur brûlante, lorsque son attention fut attirée par un spectacle pitoyable, dont son coeur resta bouleversé.
Sous la pluie diluvienne, drue et lourde, il venait d'apercevoir madame Vincent, les deux bras tendus, offrant à la sainte Vierge sa petite Rose, dont elle portait toujours le cher et douloureux fardeau. N'ayant pu rester à l'Abri, où des réclamations s'élevaient contre le continuel gémissement de la fillette, elle l'avait emportée dans la nuit noire, elle avait battu les ténèbres pendant plus de deux heures, éperdue, folle, avec cette triste chair de sa chair qu'elle serrait sur sa poitrine, sans pouvoir la soulager. Elle ignorait quelle route elle avait suivie, sous quels arbres elle s'était égarée, toute à sa révolte contre l'injuste souffrance qui frappait si durement un petit être si faible, si pur, incapable encore d'avoir péché. N'était-ce pas une abomination, ces tenailles de la maladie torturant sans relâche, depuis des semaines, ce pauvre être, dont elle ne savait comment apaiser le cri? Elle la promenait, la berçait au travers des chemins, d'une course furieuse, dans l'espoir entêté qu'elle finirait par l'endormir, qu'elle ferait taire ce cri qui lui arrachait le coeur. Et, brusquement, exténuée, agonisant de l'agonie de sa fille, elle venait de déboucher devant la Grotte, aux pieds de la Vierge du miracle, qui pardonnait et guérissait.
-Ô Vierge, Mère admirable, guérissez-la!... Ô Vierge, Mère de la divine grâce, guérissez-la!
Elle était tombée à genoux, elle tendait toujours sa fille expirante sur ses deux bras frémissants, dans une exaltation de désir et d'espérance, qui la soulevait toute. Et la pluie, qu'elle ne sentait pas sur ses talons, battait derrière elle, d'un roulement de torrent débordé; tandis que de violents coups de tonnerre ébranlaient les montagnes. Un moment, elle crut qu'elle était exaucée, Rose venait d'avoir une légère secousse, comme visitée par l'archange, les yeux ouverts, la bouche ouverte, toute blanche; et elle avait eu un dernier petit souffle, elle ne criait plus.
-Ô Vierge, Mère du Sauveur, guérissez-la!... Ô Vierge, Mère toute-puissante, guérissez-la!
Mais elle sentit son enfant plus légère encore sur ses bras tendus. Et, maintenant, elle s'effrayait de ne plus l'entendre se plaindre, de la voir si blanche, avec ses yeux ouverts, sa bouche ouverte, sans un souffle. Pourquoi ne souriait-elle pas, si elle était guérie? Tout d'un coup, il y eut un grand cri déchirant, le cri de la mère, dominant la foudre, dans l'orage qui redoublait. Sa fille était morte. Et elle se leva toute droite, elle tourna le dos à cette Vierge sourde, qui laissait mourir les enfants; et elle repartit comme une folle, sous l'averse battante, allant devant elle sans savoir où, emportant et berçant toujours le pauvre petit corps, qu'elle gardait sur les bras depuis tant de jours et tant de nuits. Le tonnerre tomba, dut fendre un des arbres voisins, d'un coup de cognée géant, dans un grand craquement de branches tordues et brisées.
Pierre s'était élancé à la suite de madame Vincent, pour la guider et la secourir. Mais il ne put la suivre, il la perdit tout de suite derrière le rideau trouble de la pluie; et, quand il revint, la messe s'achevait, l'eau tombait moins violemment, l'officiant finit par s'en aller sous le parapluie de soie blanche, brodé d'or; pendant qu'une sorte d'omnibus attendait les quelques malades, pour les reconduire à l'Hôpital.
Marie serra les deux mains de Pierre.
-Oh! que je suis heureuse!... Ne venez pas me chercher avant trois heures, cette après-midi.
Resté seul, sous la pluie qui continuait plus fine et entêtée, Pierre entra dans la Grotte, alla s'asseoir sur le banc, près de la source. Il ne voulait pas se coucher, le sommeil l'inquiétait, malgré sa lassitude, dans la surexcitation nerveuse où il était depuis la veille. La mort de la petite Rose venait encore de l'enfiévrer davantage, il ne pouvait chasser l'idée de cette mère crucifiée, errant par les chemins boueux, avec le corps de son enfant. Quelles étaient donc les raisons qui décidaient la Vierge? Cela le stupéfiait qu'elle pût choisir, il aurait voulu savoir comment son coeur de Mère divine pouvait se résoudre à ne guérir que dix malades sur cent, ce dix pour cent de miracles dont le docteur Bonamy avait établi la statistique. Lui, déjà, la veille, s'était demandé, s'il avait eu le pouvoir d'en sauver dix, lesquels il aurait élus. Pouvoir terrible, choix redoutable, dont il ne se serait pas senti le courage! Pourquoi celui-ci, pourquoi pas celui-là? Où était la justice, où était la bonté? Être la puissance infinie et les guérir tous, n'était-ce pas le cri qui sortait des coeurs? Et la Vierge lui apparaissait cruelle, mal renseignée, aussi dure et indifférente que l'impassible nature, distribuant la vie et la mort comme au hasard, selon des lois ignorées de l'homme.
La pluie cessait, Pierre était là depuis deux heures, lorsqu'il se sentit les pieds mouillés. Il regarda, il fut très surpris: c'était la source qui débordait, à travers les grillages des panneaux. Déjà, le sol de la Grotte se trouvait inondé, une nappe coulait au dehors, sous les bancs, jusqu'au parapet du Gave. Les derniers orages avaient gonflé les eaux d'alentour. Et il songeait que la source, toute miraculeuse qu'elle fût, était soumise aux lois des autres sources, car elle communiquait sûrement avec des réservoirs naturels, où les eaux de pluie pénétraient et s'amassaient. Il s'en alla, pour ne pas avoir les chevilles trempées.