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-Je l'ai tenue pendant toute une après-midi, continua le docteur, et elle n'a pas varié d'une syllabe. C'était déconcertant... Je jure bien qu'elle ne mentait pas, qu'elle n'a jamais menti, incapable de mensonge.

Pierre osa discuter.

-Mais, docteur, ne croyez-vous pas à une maladie possible de la volonté? N'est-il pas acquis, aujourd'hui, que certaines dégénérées, les enfantines, frappées d'un rêve, d'une hallucination, d'une imagination quelconque, ne peuvent s'en dégager, surtout lorsqu'elles sont maintenues dans le milieu où le phénomène s'est produit?... Bernadette cloîtrée, Bernadette ne vivant qu'avec son idée fixe, s'y entêtait naturellement.

Le docteur retrouva son faible sourire, et avec un grand geste vague:

-Ah! mon enfant, vous m'en demandez trop long! Vous savez que je ne suis plus qu'un pauvre vieil homme, très peu fier de sa science, et qui n'a plus la prétention de rien expliquer... Oui, je connais le fameux exemple de clinique, la jeune fille qui se laissait mourir de faim chez ses parents, en se croyant atteinte d'une grave maladie de l'estomac, et qui mangea, lorsqu'on l'eut déplacée... Seulement, que voulez-vous? ce n'est qu'un fait, et il y a tant d'autres faits contradictoires!

Un instant, ils se turent. On n'entendait, sur la route, que le bruit cadencé de leurs pas. Puis, le docteur reprit:

-D'ailleurs, il est bien vrai que Bernadette fuyait le monde, n'était heureuse que dans son petit coin de solitude. On ne lui a jamais connu une amie intime, une tendresse humaine particulière. Elle était également douce et bonne envers tous, ne montrait d'affection vive que pour les enfants... Et, comme le médecin, quand même, n'est pas mort complètement en moi, vous avouerai-je que je me suis parfois inquiété de savoir si elle était restée vierge d'esprit, ainsi qu'elle l'a été sûrement de corps? C'est fort possible, car remarquez qu'elle était d'un tempérament lent et chétif, malade presque toujours; sans parler du milieu innocent où elle a grandi, Bartrès d'abord, le couvent ensuite. Pourtant, un doute m'est venu, lorsque j'ai appris le tendre intérêt qu'elle portait à l'Orphelinat, bâti par les soeurs de Nevers sur cette route même. On y reçoit les petites filles pauvres, on les y sauve des périls de la rue. Et, si elle le voulait très grand, pouvant contenir toutes les brebis en danger, n'était-ce pas qu'elle se souvenait d'avoir battu les chemins pieds nus, tremblante encore à l'idée de ce qu'elle aurait pu devenir, sans le secours de la sainte Vierge?

Il continua, il dit les foules accourues, qui venaient contempler et vénérer Bernadette. C'était, pour elle, une fatigue considérable. Pas une journée ne se passait sans qu'un flot de visiteurs se présentât. Il en débarquait de tous les points de la France, de l'étranger même; et il fallait bien écarter les simples curieux, on n'admettait près d'elle que les vrais fidèles, les membres du clergé, les gens de marque, qu'on ne pouvait décemment laisser à la porte. Une religieuse était toujours présente, pour la protéger contre les indiscrétions trop vives, car les questions pleuvaient, on l'épuisait à lui faire raconter son histoire. Des grandes dames se jetaient à genoux, baisaient sa robe, auraient voulu en emporter un lambeau, comme une relique. Elle devait défendre son chapelet, que toutes, exaltées, la suppliaient de leur vendre, très cher. Une marquise tenta de le conquérir, en lui en donnant un autre qu'elle avait apporté, à la croix d'or, aux grains de perles fines. Beaucoup espéraient qu'elle consentirait à faire devant elles un miracle; et on lui amenait des enfants à toucher, on la consultait sur des maladies, on tâchait d'acheter son influence certaine sur la sainte Vierge. De grosses sommes lui furent offertes, on l'aurait comblée de présents royaux, au moindre signe, si elle avait témoigné le désir d'être une reine, ornée de pierreries et couronnée d'or. Les humbles restaient à genoux sur le seuil, les grands de la terre se pressaient à son entour, se seraient fait gloire de lui servir d'escorte. Même on raconta qu'il y en eut un, le plus beau et le plus riche des princes, qui vint, par un clair soleil d'avril, la demander en mariage.

-Mais, interrompit Pierre, ce qui m'a toujours frappé et déplu, c'est ce départ de Lourdes, à vingt-deux ans, c'est cette disparition brusque, cet emprisonnement dans le couvent de Saint-Gildard, à Nevers, d'où elle n'est jamais ressortie... Cela ne donnait-il pas prise aux bruits de folie qui ont faussement couru? Ne s'exposait-on pas à ce qu'on supposât qu'on l'enfermait, qu'on la faisait disparaître, par crainte d'une indiscrétion de sa part, d'une parole naïve qui aurait livré le secret d'une longue supercherie?... Et, pour dire le mot brutal, vous l'avouerai-je, moi-même je crois encore qu'on l'a escamotée.

Le docteur Chassaigne hocha la tête doucement.

-Non, non, en toute cette affaire, il n'y a jamais eu d'histoire arrêtée à l'avance, de gros mélodrame réglé dans l'ombre, joué ensuite par des acteurs plus ou moins conscients. Les choses se sont produites d'elles-mêmes, par la seule force des faits; et elles ont toujours été très complexes, d'une analyse fort délicate... Ainsi, il est certain que Bernadette fut la première à désirer quitter Lourdes. Les continuelles visites la fatiguaient, elle était mal à l'aise au milieu de ces adorations bruyantes. Elle ne souhaitait qu'un coin d'ombre où elle pût vivre en paix, et son désintéressement, parfois, devenait si farouche, qu'elle jetait par terre l'argent qu'on lui remettait, dans le but pieux d'une messe à dire ou simplement d'un cierge à faire brûler. Jamais elle n'accepta rien pour elle, ni pour sa famille, qui resta pauvre. Avec une telle fierté, une telle simplicité naturelle, si désireuse d'effacement, on comprend très bien qu'elle ait voulu disparaître, se cloîtrer à l'écart, afin de se préparer à une bonne mort... Son oeuvre était faite, cet extraordinaire mouvement qu'elle avait mis en branle, sans trop savoir pourquoi ni comment; et elle n'était vraiment plus utile, d'autres allaient conduire l'affaire et assurer le triomphe de la Grotte.

-Mettons qu'elle soit partie d'elle-même, dit Pierre. Mais quel soulagement pour les gens dont vous parlez, ceux qui, dès lors, ont été les seuls maîtres, sous la pluie des millions tombant du monde entier!

-Ah! certes, je ne prétends pas qu'on l'ait retenue! s'écria le docteur. Franchement, je crois même qu'on l'a un peu poussée. Elle finissait par être embarrassante; non pas qu'on redoutât de sa part des confidences fâcheuses; mais songez qu'elle n'était guère décorative, timide à l'excès, très souvent alitée. Et puis, si peu de place qu'elle tînt à Lourdes, si obéissante qu'elle se montrât, elle était une puissance, elle attirait les foules, ce qui faisait d'elle comme une concurrence à la Grotte. Pour que la Grotte restât seule, resplendissante dans sa gloire, il était bon que Bernadette s'effaçât, ne fût plus qu'une légende... Telles furent sans doute les raisons qui déterminèrent l'évêque de Tarbes, Mgr Laurence, à hâter le départ. On eut seulement le tort de dire qu'il s'agissait de l'arracher aux entreprises du monde, comme si l'on eût redouté qu'elle pût commettre le péché d'orgueil, en s'abandonnant à la vanité de cette renommée sainte dont la chrétienté entière retentissait. Et cela était lui faire une grave injure, car elle était incapable d'orgueil, comme de mensonge, jamais il n'y a eu d'enfant plus simple ni plus modeste.