Il se passionnait, s'exaltait. Brusquement, il se calma, eut de nouveau son pâle sourire.
-C'est vrai, je l'aime; plus j'ai songé à elle, plus je l'ai aimée... Mais voyez-vous, Pierre, il ne faut pas que vous me jugiez complètement abêti par la croyance. Si je fais aujourd'hui la part de l'au-delà, si j'ai le besoin de croire à une autre vie meilleure et plus juste, je sais qu'il reste les hommes en ce bas monde; et, même lorsqu'ils portent le froc ou la soutane, leur besogne y est parfois abominable.
Il y eut encore un silence. Chacun rêvait de son côté. Et il reprit:
-Je veux vous dire une imagination qui m'a hanté souvent... Admettez que Bernadette ne fût pas cette enfant simple et farouche, donnez-lui un esprit d'intrigue et de domination, faites d'elle une conquérante, une directrice de peuples; et tâchez d'évoquer ce qui se serait passé alors... Évidemment, la Grotte serait à elle, la Basilique serait à elle. Nous la verrions trôner dans les cérémonies, sous un dais, avec une mitre d'or. Ce serait elle qui distribuerait les miracles, dont la petite main conduirait les foules au ciel, d'un geste souverain. Elle rayonnerait, étant la sainte, l'élue, celle qui seule a contemplé la divinité face à face. Et, en somme, rien ne paraîtrait plus juste, elle serait au succès après avoir été à la peine, elle jouirait glorieusement de son oeuvre... Tandis que, vous le voyez, elle est frustrée, dévalisée. Les moissons merveilleuses qu'elle a semées, ce sont d'autres qui les coupent. Pendant les douze années qu'elle a vécu à Saint-Gildard, agenouillée dans l'ombre, il y avait ici des victorieux, des prêtres en habits d'or, chantant des actions de grâce, bénissant des églises et des monuments, bâtis à coups de millions. Elle seule a manqué au triomphe de la foi nouvelle dont elle a été l'ouvrière... Vous dites qu'elle a rêvé. Ah! quel beau rêve qui a remué tout un monde, et dont elle, la chère créature, ne s'est éveillée jamais!
Ils s'arrêtèrent, ils s'assirent un instant sur une roche, au bord de la route, avant de revenir vers la ville. Devant eux, le Gave, profond à cet endroit, roulait des eaux bleues, moirées de reflets sombres; tandis que, plus loin, coulant largement sur un lit de gros cailloux, il n'était plus qu'une écume, une mousse blanche, d'une légèreté de neige. Un air frais descendait des montagnes, dans la pluie d'or du soleil.
Pierre n'avait trouvé qu'un nouveau sujet de révolte, en écoutant cette histoire de Bernadette, exploitée et supprimée; et, les yeux à terre, il songeait à l'injuste nature, à cette loi qui veut que le fort mange le faible.
Puis, relevant la tête:
-Et l'abbé Peyramale, vous l'avez connu aussi?
Les yeux du docteur se rallumèrent, il répondit vivement:
-Certes! un homme droit et fort, un saint, un apôtre! Il a été, avec Bernadette, le grand ouvrier de Notre-Dame de Lourdes. Comme elle, il en a souffert affreusement, et comme elle il en est mort... On ne sait rien, on ne comprend rien au drame qui s'est passé ici, si l'on ne connaît pas cette histoire.
Longuement, alors, il la conta. L'abbé Peyramale était curé de Lourdes, au moment des apparitions. C'était un homme grand, aux fortes épaules, à la puissante tête léonine, un enfant du pays d'une intelligence vive, très honnête, très bon, mais violent parfois et dominateur. Il semblait fait pour la lutte, ennemi de toute exagération dévote, remplissant son ministère en esprit large. Aussi se méfia-t-il d'abord: il refusa de croire aux récits de Bernadette, la questionna, exigea des preuves. Ce fut plus tard seulement, lorsque le vent de la foi devint irrésistible, bouleversant les plus rebelles, emportant les foules, qu'il finit par s'incliner; et encore fut-il surtout conquis par son amour des humbles et des opprimés, le jour où il vit Bernadette menacée d'être conduite en prison: les autorités civiles persécutaient une de ses ouailles, son coeur de pasteur s'éveilla, il mit à la défendre son ardente passion de la justice. Puis, le charme de l'enfant avait opéré sur lui, il la sentait si ingénue, si véridique, qu'il se prit à croire aveuglément en elle, à l'aimer, comme tout le monde l'aimait. Pourquoi écarter le miracle, quand il est partout dans les livres saints? Ce n'était pas à un ministre de la religion, si prudent fût-il, qu'il appartenait de faire l'esprit fort, lorsque des populations entières s'agenouillaient et que l'Église semblait à la veille d'un nouveau et grand triomphe. Sans compter que le conducteur d'hommes qui était en lui, le remueur de foules et le bâtisseur, avait enfin trouvé sa voie, le vaste champ où il pourrait agir, la grande cause à laquelle il se donnerait tout entier, avec sa fougue et son besoin de victoire.
Dès ce moment, l'abbé Peyramale n'eut plus qu'une pensée, exécuter les ordres que la Vierge avait chargé Bernadette de lui transmettre. Il veilla à l'aménagement de la Grotte: une grille fut posée, on canalisa l'eau de la source, on fit des travaux de terrassement pour dégager les abords. Mais, surtout, la Vierge avait demandé qu'on construisît une chapelle; et lui voulut une église, toute une basilique triomphale. Il voyait grand, bousculant les architectes, exigeant d'eux des palais dignes de la Reine du ciel, plein d'une sereine confiance dans l'aide enthousiaste de la chrétienté entière. D'ailleurs, les dons affluaient, l'or pleuvait des diocèses les plus lointains, une pluie d'or qui devait grandir et ne jamais cesser. Ce furent alors ses années heureuses, on le rencontrait à chaque heure parmi les ouvriers, qu'il activait en brave homme aimant à rire, toujours sur le point de prendre lui-même le pic et la truelle, dans sa hâte à voir se réaliser son rêve. Mais les temps d'épreuves allaient venir, il tomba malade, il était en grand danger de mort, le 4 avril 1864, lorsque la première procession partit de son église paroissiale pour se rendre à la Grotte, une procession de soixante mille pèlerins, qui se déroulait au milieu d'un concours de foule immense.
Le jour où l'abbé Peyramale, sauvé une première fois de la mort, se releva, il était dépossédé. Déjà, pour le suppléer dans sa lourde tâche, l'évêque, Mgr Laurence, lui avait donné un aide, un de ses anciens secrétaires, le père Sempé, dont il avait fait le directeur des missionnaires de Garaison, une maison fondée par lui. Le père Sempé était un petit homme maigre et fin, d'une apparence désintéressée, très humble, brûlé au fond de toutes les soifs de l'ambition. D'abord, il s'était tenu à son rang, servant le curé de Lourdes en subordonné fidèle, s'occupant de tout pour le soulager, se mettant au courant de tout, dans le désir de se rendre indispensable. Immédiatement, il dut comprendre quelle riche ferme allait devenir la Grotte, quel revenu colossal on en pourrait tirer, avec un peu d'adresse. Il ne quittait plus l'évêché, il s'était emparé de l'évêque, très froid, très pratique, qui avait de grands besoins d'aumônes. Et ce fut ainsi qu'il réussit, lorsque l'abbé Peyramale tomba malade, à faire définitivement séparer de la cure de Lourdes le domaine entier de la Grotte, qu'il fut chargé d'administrer, à la tête de quelques pères de l'Immaculée-Conception, dont l'évêque le nomma supérieur.