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Le docteur Chassaigne voulut accompagner Pierre jusqu'à l'hôtel des Apparitions; et là seulement il le quitta, en lui rappelant le rendez-vous qu'il lui avait donné pour le soir. Il n'était pas onze heures encore. Pierre, que la fatigue, tout d'un coup, venait d'anéantir, s'efforça de manger, avant de se mettre au lit; car il sentait bien que le besoin était pour beaucoup dans sa défaillance. Il trouva heureusement une place libre à la table d'hôte, mangea en dormant, les yeux ouverts, sans savoir ce qu'on lui servait; puis, il monta et se jeta sur son lit, après avoir eu le soin de dire à la servante de le réveiller à trois heures.

Mais, dès qu'il fut allongé, la fièvre où il était l'empêcha d'abord de fermer les yeux. Une paire de gants, oubliée dans la chambre voisine, lui avait rappelé M. de Guersaint, parti avant le jour pour Gavarnie, et qui devait n'être de retour que le soir. Quel heureux don que l'insouciance! Lui, maintenant, les membres morts de lassitude, l'esprit éperdu, était triste à mourir. Tout semblait tourner contre sa bonne volonté à reconquérir la foi de son enfance. L'aventure tragique du curé Peyramale venait encore d'aggraver la révolte que lui avait laissée l'histoire de Bernadette, élue et martyre. La vérité qu'il était venu chercher à Lourdes, au lieu de lui rendre la foi, allait-elle donc aboutir à une haine plus grande de l'ignorance et de la crédulité, à cette amère certitude que l'homme est seul en ce monde, avec sa raison?

Enfin, il s'endormit. Mais des images continuaient à flotter dans son pénible sommeil. C'était Lourdes gâté par l'argent, devenu un lieu d'abomination et de perdition, transformé en un vaste bazar, où tout se vendait, les messes et les âmes. C'était le curé Peyramale mort et couché au milieu des ruines de son église, parmi les orties que l'ingratitude avait semées. Et il ne se calma, il ne goûta la douceur du néant que lorsqu'une dernière vision, pâle et pitoyable, se fut effacée, celle de Bernadette à Nevers, agenouillée dans un coin d'ombre, rêvant à son oeuvre, là-bas, qu'elle ne devait jamais voir.

QUATRIÈME JOURNÉE

I

À l'hôpital de Notre-Dame des Douleurs, ce matin-là, Marie était restée assise sur son lit, le dos appuyé contre des oreillers. Ayant passé la nuit entière à la Grotte, elle avait refusé de s'y laisser conduire. Et, comme madame de Jonquière s'était approchée pour relever un des oreillers qui glissait, elle lui demanda:

-Quel jour sommes-nous donc, madame?

-Lundi, ma chère enfant.

-Ah! c'est vrai. On ne sait plus comment on vit n'est-ce pas?... Et puis, je suis si heureuse! C'est aujourd'hui que la sainte Vierge va me guérir.

Elle souriait divinement, d'un air de rêveuse éveillée, les yeux perdus, si absente, si absorbée dans l'idée fixe, qu'elle ne voyait, au loin, que la certitude de son espoir. Et la salle Sainte-Honorine venait de se vider autour d'elle, toutes les malades étaient parties à la Grotte, il ne restait là, dans le lit voisin, que madame Vêtu, agonisante. Mais elle ne l'apercevait même pas, elle était ravie de la paix brusque qui s'était faite. On avait ouvert une des fenêtres sur la cour, le soleil de la radieuse matinée entrait en un large rayon, dont la poussière d'or, précisément, dansait sur son drap, baignant ses mains pâles. Cela était si bon, cette salle lugubre la nuit, avec son entassement de grabats douloureux, sa puanteur, ses gémissements de cauchemar, tout d'un coup ensoleillée ainsi, et rafraîchie par l'air matinal, et tombée à une telle douceur de silence!

-Pourquoi n'essayez-vous pas de dormir un peu? reprit maternellement madame de Jonquière. Vous devez être brisée, de toute une nuit de veille.

Marie parut surprise, si légère, si envolée, qu'elle ne sentait plus ses membres.

-Mais je ne suis pas fatiguée du tout, je n'ai pas sommeil... Dormir, oh! non, cela serait trop triste, je ne saurais plus que je vais être guérie.

Cela fit rire la directrice.

-Alors, pourquoi n'avez-vous pas voulu qu'on vous menât à la Grotte? Vous allez vous ennuyer dans ce lit, toute seule.

-Je ne suis pas seule, madame, je suis avec elle.

Elle joignait les mains, en son extase, tandis que s'évoquait sa vision.

-Vous savez que, cette nuit, je l'ai vue qui inclinait la tête, en me souriant... J'ai bien compris, j'ai bien entendu sa voix, sans qu'elle ouvrît les lèvres. À quatre heures, lorsque passera le Saint-Sacrement, je serai guérie.

Madame de Jonquière voulut la calmer, un peu inquiète de cette sorte de somnambulisme où elle la voyait. Mais la malade répétait:

-Non, non, je ne suis pas plus mal, j'attends... Seulement, vous comprenez, madame, je n'ai pas besoin d'aller ce matin à la Grotte, puisque le rendez-vous qu'elle m'a donné est pour quatre heures.

Et elle ajouta plus bas:

-À trois heures et demie, Pierre viendra me chercher... À quatre heures, je serai guérie.

Le soleil, lentement, montait le long de ses bras nus, si transparents, d'une délicatesse maladive; tandis que ses admirables cheveux blonds, glissés sur ses épaules, semblaient un ruissellement même de l'astre, qui l'enveloppait toute. Un chant d'oiseau vint de la cour, le silence frissonnant de la salle en fut égayé. Quelque enfant, qu'on ne voyait pas, devait jouer par là, car des rires légers par moments s'élevaient aussi, dans l'air tiède, d'une tranquillité délicieuse.

-Allons, conclut madame de Jonquière, ne dormez pas, puisque vous n'avez pas sommeil. Seulement, restez bien sage, ça vous reposera tout de même.

Mais, dans le lit voisin, madame Vêtu se mourait. On n'avait point osé la mener à la Grotte, par crainte de la voir passer en route. Depuis un instant, elle avait les yeux fermés, et soeur Hyacinthe qui l'examinait, appela d'un geste madame Désagneaux, pour lui dire sa mauvaise impression. Toutes les deux, maintenant, penchées au-dessus de la moribonde, l'épiaient avec une inquiétude croissante. Le masque avait jauni encore, couleur de boue; les orbites s'étaient creusées, les lèvres semblaient s'amincir; et le râle surtout, le râle commençait, un souffle lent et pestilentiel, empoisonné par le cancer qui achevait de dévorer l'estomac. Brusquement, elle souleva les paupières, elle s'effraya, en apercevant ces deux visages penchés sur le sien. Est-ce que sa mort était prochaine, qu'on la regardait ainsi? Une tristesse immense parut dans ses yeux, un regret désespéré de la vie. Cela n'allait pas jusqu'à la révolte violente, car elle n'avait plus la force de se débattre; mais quel affreux sort, quitter sa boutique, quitter ses habitudes, son mari, pour venir mourir si loin! braver le supplice abominable d'un tel voyage, prier le jour, prier la nuit, et ne pas être exaucée, et mourir, lorsque d'autres guérissaient!

Elle ne put que bégayer:

-Ah! que je souffre, ah! que je souffre... Je vous en supplie, faites quelque chose, faites au moins que je ne souffre plus.

La petite madame Désagneaux, avec son joli visage de lait, noyé dans l'ébouriffement de ses cheveux blonds, était bouleversée. Elle n'avait pas l'habitude des agonies, elle aurait donné la moitié de son coeur, comme elle le disait, pour sauver cette pauvre femme. Et elle se releva, elle prit à partie soeur Hyacinthe, touchée aux larmes elle aussi, mais résignée déjà au salut par une bonne mort. Est-ce que vraiment il n'y avait rien à faire? est-ce qu'on ne pouvait pas tenter quelque chose, ainsi que la mourante le demandait? Le matin même, deux heures plus tôt, l'abbé Judaine était venu l'administrer, en lui donnant la communion. Elle avait le secours du ciel, c'était le seul sur lequel elle pût compter, puisque, depuis longtemps, elle n'attendait plus rien des hommes.