-Non, non! il faut nous remuer, s'écria madame Désagneaux.
Et elle alla chercher madame de Jonquière, près du lit de Marie.
-Entendez-vous, madame, cette malheureuse qui souffre? Soeur Hyacinthe prétend qu'elle n'en a plus que pour quelques heures. Mais nous ne pouvons la laisser gémir ainsi... Il y a des choses pour calmer. Ce jeune médecin qui est ici, pourquoi ne pas le faire venir?
-Certainement, répondit la directrice. Tout de suite!
On ne pensait jamais au médecin, dans les salles. L'idée n'en venait à ces dames qu'au moment des crises terribles, lorsqu'une de leurs malades hurlait de douleur.
Soeur Hyacinthe elle-même, étonnée de n'avoir pas songé à Ferrand, qu'elle savait dans une pièce voisine, demanda:
-Voulez-vous, madame, que j'aille chercher monsieur Ferrand?
-Mais sans doute! ramenez-le vite.
Et, lorsque la soeur fut partie, madame de Jonquière se fit aider par madame Désagneaux, pour relever un peu la tête de la moribonde, pensant que cela la soulagerait. Ces dames se trouvaient justement seules, ce matin-là, toutes les autres dames hospitalières étant allées à leurs affaires ou à leurs dévotions. Au fond de la grande salle vide, d'une paix si douce, où le soleil mettait son tiède frisson, on n'entendait toujours, par moments, que les rires légers de l'enfant qu'on ne voyait pas.
-Est-ce que c'est Sophie qui fait tout ce bruit? dit soudain la directrice, un peu énervée, dans le gros ennui de la catastrophe qu'elle prévoyait.
Elle marcha vivement, alla jusqu'au bout de la salle; et c'était en effet Sophie Couteau, la petite miraculée de l'année précédente, assise par terre, derrière un lit, qui, malgré ses quatorze ans, s'amusait à faire une poupée avec des chiffons. Elle lui parlait, elle était si heureuse, si perdue dans son jeu, qu'elle en riait d'aise.
-Tenez-vous droite, mademoiselle! Dansez un peu la polka, pour voir! Une! deux! dansez, tournez, embrassez celle que vous voudrez!
Mais madame de Jonquière arrivait.
-Ma petite fille, nous avons là une de nos malades qui souffre beaucoup et qui est au plus mal... Il ne faut pas rire si fort.
-Ah! madame, je ne savais pas.
Elle s'était relevée, elle gardait sa poupée à la main, devenue très sérieuse.
-Madame, est-ce qu'elle va mourir?
-J'en ai peur, ma pauvre enfant.
Alors, Sophie ne souffla plus. Elle avait suivi la directrice, elle s'était assise sur un lit voisin; et, de ses grands yeux, avec une curiosité ardente, sans peur aucune, elle regardait madame Vêtu agoniser. Nerveuse, madame Désagneaux s'impatientait de ne pas voir le médecin venir; tandis que Marie, extasiée, ensoleillée, semblait rester étrangère à tout ce qui se passait autour d'elle, dans l'attente ravie du miracle.
Soeur Hyacinthe n'avait pas trouvé Ferrand, dans la petite pièce où il se tenait d'habitude, près de la lingerie; et elle le cherchait par toute la maison. Depuis deux jours, le jeune médecin s'effarait de plus en plus, au milieu de ce singulier hôpital, où l'on ne réclamait jamais son aide que pour des agonies. La petite boîte de pharmacie qu'il avait apportée, se trouvait même inutile; car il ne fallait pas songer à instituer un traitement quelconque, puisque les malades n'étaient pas là pour se soigner, mais simplement pour guérir, dans le coup de foudre d'un prodige; aussi ne distribuait-il guère que des pilules d'opium, qui endormaient les trop grosses souffrances. Il avait eu la stupeur d'assister à une tournée du docteur Bonamy, au travers des salles. C'était une simple promenade, le médecin venait en curieux, ne s'intéressait pas aux malades, qu'il n'examinait ni n'interrogeait. Il se préoccupait uniquement des prétendues guérisons, s'arrêtait devant les femmes qu'il reconnaissait pour les avoir vues à son bureau, où les miracles étaient constatés. Une d'entre elles avait trois maladies; et la sainte Vierge, jusque-là, n'avait daigné en guérir qu'une; mais on avait bon espoir pour les deux autres. Parfois, une malheureuse, guérie la veille, questionnée sur son état, répondait que les douleurs étaient revenues, ce qui n'entamait point la sérénité du docteur, toujours conciliant, s'en remettant au ciel pour achever ce que le ciel avait commencé. Quand il y avait un commencement de santé meilleure, n'était-ce pas déjà bien beau? Aussi était-ce son mot habitueclass="underline" il y a un commencement, patientez! Mais ce qu'il redoutait surtout, c'étaient les obsessions des dames directrices, qui toutes auraient voulu le retenir, pour lui montrer des sujets extraordinaires. Chacune avait la vanité de compter, dans son service, les maladies les plus graves, des cas exceptionnels, affreux; de sorte qu'elle brûlait de les faire constater, afin d'en triompher ensuite. Celle-ci l'arrêtait par le bras, lui affirmait qu'elle croyait bien avoir une lèpre. Celle-là le suppliait, lui parlait d'une jeune fille dont les reins étaient couverts d'écailles de poisson. Une troisième chuchotait à son oreille, lui donnait des détails épouvantables sur une dame mariée, du meilleur monde. Il s'échappait, refusait d'en visiter une seule, finissait par promettre de revenir, plus tard, quand il aurait le temps. Comme il le disait, si l'on avait écouté ces dames, la journée se serait passée à donner des consultations inutiles. Puis, tout d'un coup, il s'arrêtait devant une miraculée, appelait Ferrand d'un signe, en s'écriant: «Ah! voici une guérison intéressante!» Et Ferrand, ahuri, devait l'entendre reconstituer la maladie, qui avait totalement disparu, à la première immersion dans la piscine.
Enfin, l'abbé Judaine qu'elle rencontra, apprit à soeur Hyacinthe qu'on venait d'appeler le jeune médecin à la salle des ménages. C'était la quatrième fois qu'il y descendait, pour le frère Isidore, dont les tortures ne cessaient pas. Il ne pouvait que le bourrer d'opium. Dans son martyre, le frère demandait seulement à être calmé un peu, afin de trouver la force de se rendre, l'après-midi encore, à la Grotte, où il n'avait pu aller le matin. Mais la douleur augmentait, il perdit connaissance.
Lorsque la soeur entra, elle trouva le médecin assis au chevet du missionnaire.
-Monsieur Ferrand, montez vite avec moi à la salle Sainte-Honorine, où nous avons une malade en train de mourir.
Il lui avait souri, il ne la voyait jamais sans être égayé et réconforté.
-Je vais avec vous, ma soeur. Mais une minute, n'est-ce pas? Je voudrais ranimer ce malheureux.
Elle prit patience, elle se rendit utile. La salle des ménages, au rez-de-chaussée, était elle aussi tout ensoleillée, baignée d'air par ses trois grandes fenêtres, qui donnaient sur un étroit jardin. Seul avec le frère Isidore, M. Sabathier était resté au lit, ce matin-là, pour se reposer un peu, pendant que madame Sabathier, profitant de l'occasion, allait faire quelques achats, des médailles et des images, destinées à des cadeaux. Béatement assis sur son séant, le dos appuyé contre des coussins, il roulait entre ses doigts les grains d'un chapelet; mais il ne priait plus, il continuait par une sorte de distraction machinale, les yeux sur son voisin, dont il suivait la crise avec un intérêt douloureux.