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Mais, de nouveau, le baron Suire se fraya un passage.

-Berthaud! Berthaud! veillez donc à ce que le défilé soit plus lent!... Il y a des femmes et des enfants qu'on étouffe.

Cette fois, Berthaud eut un geste d'impatience.

-Ah! dame, je ne puis pas être partout... Fermez la grille un instant, s'il le faut.

Il s'agissait du défilé qu'on organisait dans la Grotte, pendant l'après-midi entière. On laissait entrer les fidèles par la porte de gauche, et ils sortaient par la porte de droite.

-Fermer la grille! s'écria le baron. Mais ce sera pis, tous viendront s'y écraser!

Justement, Gérard était là, qui s'oubliait à causer un instant avec Raymonde, debout de l'autre côté de la corde, tenant un bol de lait qu'elle portait à une vieille femme paralytique. Et Berthaud commanda au jeune homme de poster deux brancardiers à la porte d'entrée de la grille, avec la consigne de ne plus laisser passer les pèlerins que dix par dix. Puis, quand Gérard eut exécuté cet ordre, et qu'il revint, il retrouva Berthaud avec Raymonde, riant, plaisantant. Elle s'éloigna, les deux cousins la regardèrent, pendant qu'elle faisait boire la paralytique.

-Elle est charmante, et c'est décidé, tu l'épouses, n'est-ce pas?

-Je ferai ce soir ma demande à la mère. Je compte que tu m'accompagneras.

-Mais sans doute... Tu sais ce que je t'ai dit. Rien n'est plus raisonnable. L'oncle te casera avant six mois.

Une poussée les sépara. Berthaud alla s'assurer par lui-même, à la Grotte, si le défilé, maintenant, s'opérait avec méthode, sans bousculade. C'était, pendant des heures, le même flot ininterrompu de femmes, d'hommes, d'enfants, tous ceux qui voulaient, tous ceux qui passaient, venus du monde entier. Aussi les classes se trouvaient-elles singulièrement mêlées, des mendiants en loques à côté de bourgeois cossus, des paysannes, des dames bien mises, des servantes en cheveux, des fillettes pieds nus, des fillettes pommadées, le front ceint d'un ruban. L'entrée était libre, le mystère s'ouvrait pour tous, aux incroyants comme aux fidèles, à ceux que l'unique curiosité poussait comme à ceux qui pénétraient là, le coeur défaillant d'amour. Et il fallait les voir, tous presque aussi émus, dans l'odeur tiède de la cire, un peu étouffés par cet air lourd de tabernacle qui s'amassait sous la roche, regardant à leurs pieds, par crainte de glisser sur les grilles de fonte. Beaucoup restaient ahuris, ne s'inclinaient même pas, examinaient les choses, avec la sourde inquiétude des indifférents égarés dans l'inconnu redoutable d'un sanctuaire. Mais les dévots se signaient, jetaient parfois des lettres, déposaient des cierges et des bouquets, baisaient le roc, au-dessous de la Vierge, ou bien frottaient à cette place des chapelets, des médailles, les menus objets de piété, que ce contact suffisait à bénir. Et le défilé continuait, continuait sans fin, pendant des jours, pendant des mois, depuis des années; et il semblait que toute la terre vînt passer là, au fond de ce coin de rocher, toutes les misères et toutes les souffrances humaines à la file, dans cette sorte de ronde hypnotisée et contagieuse, en quête du bonheur.

Lorsque Berthaud eut constaté que les choses, partout, s'organisaient le mieux du monde, il se promena en simple spectateur, surveillant ses hommes. Son inquiétude unique restait la procession du Saint-Sacrement, pendant laquelle une telle frénésie se déclarait, que des accidents étaient toujours à craindre. Cette dernière journée s'annonçait fervente, par le frisson de foi exaltée qu'il sentait déjà monter de la foule. L'entraînement s'achevait, la fièvre du voyage, l'obsession des mêmes cantiques répétés sans fin, la hantise entêtée des mêmes exercices religieux, et toujours les conversations sur les miracles, et toujours l'idée fixée sur le flamboiement divin de la Grotte. Beaucoup ne dormaient pas depuis trois nuits, en arrivaient à un état de veille hallucinée, marchant dans un rêve qui s'exaspérait. Aucun repos ne leur était laissé, les continuelles prières étaient comme un fouet cinglant leurs âmes. Jamais les appels à la sainte Vierge ne cessaient, des prêtres se succédaient dans la chaire, criant la douleur universelle, dirigeant les supplications désespérées de la foule, pendant tout le temps que les malades demeuraient là, devant la pâle statue de marbre, qui souriait, les mains jointes, les yeux au ciel.

À ce moment, la chaire de pierre blanche, à droite de la Grotte, contre le roc, se trouvait occupée par un prêtre de Toulouse, que Berthaud connaissait et qu'il écouta un instant, d'un air approbateur. C'était un gros homme, à la parole grasse, célèbre par ses succès oratoires. D'ailleurs, toute l'éloquence consistait ici en des poumons solides, en une façon violente de lancer la phrase, le cri, que la foule entière devait répéter; car ce n'était guère qu'une vocifération, coupée d'Ave et de Pater.

Le prêtre, qui venait d'achever le chapelet, tâcha de se grandir sur ses courtes jambes, jeta le premier appel des litanies qu'il inventait, qu'il conduisait à sa guise, selon l'inspiration dont il était possédé.

-Marie, nous vous aimons!

Et la foule répéta, d'un souffle plus bas, confus et brisé:

-Marie, nous vous aimons!

Dès lors, cela ne s'arrêta plus. La voix du prêtre sonnait à toute volée, la voix de la foule reprenait, dans un balbutiement de douleur:

-Marie, vous êtes notre seul espoir!

-Marie, vous êtes notre seul espoir!

-Vierge pure, faites-nous plus purs, parmi les purs!

-Vierge pure, faites-nous plus purs, parmi les purs!

-Vierge puissante, sauvez nos malades!

-Vierge puissante, sauvez nos malades!

Souvent, lorsque son imagination restait à court, ou lorsqu'il voulait enfoncer davantage un cri, jusqu'à trois fois il le répétait; tandis que la foule, docile, le répétait également trois fois, frémissante sous l'énervement de cette lamentation obstinée, qui augmentait sa fièvre.

Les litanies continuèrent, et Berthaud retourna vers la Grotte. Ceux qui défilaient à l'intérieur, avaient, en faisant face aux malades, un spectacle extraordinaire. Tout le vaste espace, entre les cordes, était empli par les mille à douze cents malades que le pèlerinage national avait amenés; et c'était, sous le grand ciel pur, dans la journée radieuse, le plus navrant pêle-mêle qu'on pût voir. Les trois hôpitaux avaient vidé là leurs salles d'épouvante. Au plus loin, d'abord, sur les bancs, on venait d'entasser les valides, ceux qui pouvaient encore se tenir assis. Beaucoup étaient pourtant calés avec des coussins; d'autres s'épaulaient entre eux, les forts soutenaient les faibles. Puis, en avant, devant la Grotte même, les grands malades restaient allongés, les dalles disparaissaient sous ce pitoyable flot, une mare d'horreur élargie et stagnante. Il s'était produit un enchevêtrement de voitures, de brancards, de matelas, inexprimable. Certains, dans des chariots, des gouttières, des sortes de cercueils, se soulevaient, dominaient; tandis que les plus nombreux, au ras de terre, semblaient couchés sur le sol. Il y en avait de vêtus, étendus simplement sur les toiles à carreaux des matelas. On avait apporté les autres avec leur literie, on ne voyait que leur tête et leurs mains pâles, en dehors des draps. Peu de ces grabats étaient propres. Seuls, quelques oreillers éblouissants de blancheur, ornés d'une broderie par une coquetterie dernière, éclataient parmi la misère crasseuse des autres, un déballage de loques, des couvertures fripées, des linges éclaboussés de souillures. Cela poussé, serré, empilé au petit bonheur de l'arrivée, des femmes, des hommes, des enfants, des prêtres, les gens déshabillés avec les gens vêtus, sous le plein jour aveuglant.