Mais le cri du père Massias monta encore, éclata avec une force de désespérance terrible, dans un déchirement de sanglot.
-Jésus, fils de David, je vais périr, sauvez-moi!
Et la foule sanglota après lui.
-Jésus, fils de David, je vais périr, sauvez-moi!
Puis, coup sur coup, les appels s'entêtèrent à crier de plus en plus haut la misère exaspérée du monde.
-Jésus, fils de David, ayez pitié de vos enfants malades!
-Jésus, fils de David, ayez pitié de vos enfants malades!
-Jésus, fils de David, venez, guérissez-les, et qu'ils vivent!
-Jésus, fils de David; venez, guérissez-les, et qu'ils vivent!
C'était du délire. Le père Fourcade, au pied de la chaire, gagné par l'extraordinaire passion qui débordait des coeurs, avait levé les bras, criant lui aussi de sa voix de foudre, pour violenter le ciel. Et l'exaltation croissait toujours, sous ce vent du désir, dont le souffle courbait la foule, de proche en proche, jusqu'aux jeunes dames simplement curieuses, assises là-bas sur le parapet du Gave, blêmissantes, sous leurs ombrelles. La misérable humanité clamait du fond de son abîme de souffrance, et la clameur passait en un frisson sur toutes les nuques, et il n'y avait plus là qu'un peuple agonisant, se refusant à la mort, voulant forcer Dieu à décréter l'éternelle vie. Ah! la vie, la vie! tous ces malheureux, tous ces moribonds accourus de si loin, parmi tant d'obstacles, ils ne voulaient qu'elle, ils ne réclamaient qu'elle, dans un besoin désordonné de la vivre encore, de la vivre toujours! Oh! Seigneur, quelle que soit notre misère, quel que soit notre tourment de vivre, guérissez-nous, faites que nous recommencions à vivre, pour souffrir de nouveau ce que nous avons souffert. Si malheureux que nous soyons, nous voulons être. Ce n'est pas le ciel que nous vous demandons, c'est la terre, c'est de la quitter le plus tard possible, c'est de ne la quitter jamais, si votre pouvoir daignait aller jusque-là. Et même, lorsque nous n'implorons plus une guérison physique, mais une faveur morale, c'est encore le bonheur que nous vous demandons, le bonheur dont la soif unique nous brûle. Oh! Seigneur, faites que nous soyons heureux et bien portants, laissez-nous vivre, laissez-nous vivre!
Ce cri fou, le cri du furieux désir de la vie, jeté par le père Massias, se brisait, sortait en larmes de toutes les poitrines.
-Oh! Seigneur, fils de David, guérissez nos malades!
-Oh! Seigneur, fils de David, guérissez nos malades!
Deux fois, Berthaud avait dû se précipiter, pour empêcher que les cordes ne fussent rompues, sous les poussées inconscientes de la foule. Désespéré, submergé, le baron Suire faisait des gestes, suppliant qu'on vînt à son secours; car la Grotte se trouvait envahie, le défilé n'était plus qu'un piétinement de troupeau, se ruant à sa passion. Vainement, Gérard quitta de nouveau Raymonde, alla se poster lui-même à la porte d'entrée de la grille, afin de rétablir la consigne, dix personnes par dix personnes. Il fut bousculé, balayé à l'écart. Tout le peuple enfiévré, exalté, entrait, passait comme un torrent dans le flamboiement des cierges, jetait des bouquets et des lettres à la sainte Vierge, baisait la roche, que des millions de bouches enflammées avaient polie. C'était la foi déchaînée, la grande force, que rien n'arrêtait plus.
Et Gérard, alors, écrasé contre la grille, entendit deux paysannes, que le défilé charriait, s'exclamer sur le spectacle des malades, gisant devant elles. L'une venait d'être frappée par la face si pâle du frère Isidore, avec ses grands yeux, démesurément ouverts, fixés sur la statue de la Vierge. Elle se signa, elle murmura, envahie d'une admiration dévote:
-Oh! vois donc celui-là, comme il prie de tout son coeur, et comme il regarde Notre-Dame de Lourdes!
L'autre paysanne répondit:
-Bien sûr qu'elle va le guérir, il est trop beau!
Dans l'acte d'amour et de foi qu'il continuait du fond de son néant, le mort, avec la fixité infinie de son regard, touchait tous les coeurs, faisait l'édification profonde de ce peuple, dont le défilé ne cessait pas.
III
C'était le bon abbé Judaine qui devait porter le Saint-Sacrement à la procession de quatre heures. Depuis que la sainte Vierge l'avait guéri d'une maladie d'yeux, miracle dont les journaux catholiques retentissaient encore, il était une des gloires de Lourdes; et on l'y mettait à la première place, on l'y honorait par toutes sortes de prévenances.
À trois heures et demie, il se leva, voulut quitter la Grotte. Mais l'affluence extraordinaire de la foule l'effraya, il craignit d'être en retard, s'il ne parvenait pas à se dégager. Heureusement, une aide lui vint.
-Monsieur le curé, expliqua Berthaud, n'essayez point de passer par le Rosaire, vous resteriez en chemin. Le mieux est de monter par les lacets... Et tenez! suivez-moi, je marche devant vous.
Il joua des coudes, fendit le flot compact, ouvrant un chemin au prêtre, qui se confondait en remerciements.
-Vous êtes trop aimable... C'est de ma faute. Je me suis oublié... Mais, bon Dieu! comment allons-nous faire tout à l'heure pour passer, avec la procession?
Cette procession restait l'inquiétude de Berthaud. Les jours ordinaires, elle déterminait sur son passage une crise folle d'exaltation, qui le forçait à prendre des mesures spéciales. Qu'allait-il arriver, au travers de cette foule entassée de trente mille personnes, fouettée d'une telle fièvre de foi, déjà prête à la divine frénésie? Aussi, très raisonnable, profita-t-il de l'occasion pour faire les recommandations les plus sages.
-Ah! monsieur le curé, je vous en prie, dites bien à ces messieurs du clergé de ne pas laisser d'espace entre eux, de marcher sans hâte, les uns dans les autres... Et surtout qu'on tienne les bannières solidement, pour qu'elles ne soient pas chavirées... Quant à vous, monsieur le curé, veillez à ce que les hommes du dais soient vigoureux, et serrez le linge autour du noeud de l'ostensoir, n'ayez pas peur de le porter à deux mains, de toute votre force.
Un peu effrayé par ces recommandations, le prêtre remerciait toujours.
-Sans doute, sans doute, vous êtes bien aimable... Ah! monsieur, que de reconnaissance je vous ai, pour m'avoir aidé à sortir de tout ce monde!
Et, dégagé enfin, il se hâta de gagner la Basilique par l'étroit chemin en lacets qui monte au travers du coteau; tandis que son compagnon se replongeait dans la cohue, pour aller reprendre son poste de surveillance.
Au même moment, Pierre, qui amenait Marie dans son chariot, se heurtait, de l'autre côté, du côté de la place du Rosaire, contre le mur impénétrable de la foule. À trois heures, la servante de l'hôtel l'avait réveillé, pour qu'il allât prendre la jeune fille à l'Hôpital. Rien ne pressait, ils avaient grandement le temps d'arriver à la Grotte, avant la procession. Mais cette foule immense, ce mur résistant qu'il ne savait par où percer, commençait à lui causer quelque inquiétude. Jamais il ne passerait avec la petite voiture qu'il traînait, si les gens n'y mettaient pas un peu de complaisance.