Skinner était sur son lit, sa petite télé calée sur sa poitrine, ses gros ongles de pieds jaunis sortant par les trous de ces chaussettes grises informes. Il regarda Chevette par-dessus la télé.
— Salut, dit-elle. J’ai amené Sammy, du boulot.
Elle se hissa à l’intérieur, laissant le passage à la tête et aux épaules de Sammy Sal.
— Comment allez-vous ? demanda ce dernier.
Skinner se contentait de le regarder fixement. Les couleurs du petit écran se reflétaient, changeantes, sur son visage.
— Ça va bien ? insista Sammy en se hissant sur le plancher.
— Tu as rapporté à manger ? demanda Skinner à Chevette.
— Thaï Johnny est en train de préparer la soupe. Je descendrai dans un moment, dit-elle en se rapprochant des étagères et des piles de magazines.
C’était crétin d’avoir dit ça, elle le savait. La soupe de Johnny était toujours prête. Il l’avait commencée depuis des années, et ne faisait qu’ajouter des ingrédients dans la marmite.
— Vous allez bien, M. Skinner ? demanda Sammy Sal.
Il se tenait légèrement courbé les pieds écartés, avec son casque dans les mains, comme un garçon qui vient saluer le père de sa copine. Il lança un clin d’œil à Chevette.
— À qui tu fais de l’œil, mon garçon ? demanda Skinner.
Il éteignit la télé et rabattit l’écran. C’était un cadeau que lui avait fait Chevette. Elle l’avait achetée dans un bateau de conteneurs du Piège. Il disait qu’il n’arrivait plus à faire la différence entre les “émissions” et les “publicités”, ce qui n’avait pas grand sens pour elle.
— C’était juste une poussière, M. Skinner, fit Sammy Sal.
Ses grands pieds raclaient le sol de plus belle, et Chevette avait envie d’éclater de rire. Elle recula discrètement abritée par le dos de Sammy Sal et passa la main derrière la pile de magazines. Elles étaient là. Elle les glissa dans sa poche.
— Tu veux voir la vue qu’on a de là-haut, Sammy ? demanda-t-elle.
Elle savait qu’elle avait aux lèvres son grand sourire niais et que Skinner était en train de se demander ce qui se passait, mais elle s’en fichait. Elle mit l’échelle contre le mur, vers la trappe de la terrasse.
— Tu crois, Chevette ? On n’a pas trop le vertige ?
Elle souleva la trappe tandis que Skinner se décidait à lui demander :
— Qu’est-ce que tu fiches depuis tout à l’heure ?
Elle se hissa dans une parenthèse de silence comme on pouvait encore quelquefois en avoir là-haut. D’habitude, le vent donnait envie de se mettre à plat ventre et de s’accrocher au bord de la trappe, mais c’était un de ces moments de calme où rien ne bougeait. Elle entendit Sammy Sal qui grimpait à l’échelle derrière elle. Elle avait déjà l’étui dans la main, et elle approchait du parapet.
— Une seconde, dit-il. Laisse voir.
Elle leva le bras, prête à lancer l’étui.
Il le lui arracha des doigts.
— Hé !
— Chut…
Il ouvrit l’étui, sortit les lunettes.
— Hum… pas mal.
— Sammy !
Elle essaya de reprendre les lunettes, mais il ne lui donna que l’étui.
— Regarde comment on fait, dit-il.
Il les ouvrit, une branche dans chaque main.
— Aus, c’est gauche, ein, c’est droite, dit-il. Fais les bouger un tout petit peu.
Elle le regarda faire à la lumière qui montait de la trappe.
— Tiens, essaie, lui dit-il en les posant sur son nez.
Elle faisait face à la cité. Le quartier financier, la Pyramide, avec son étai d’après le Little Grande, les collines au loin.
— Bordel de merde ! dit-elle en voyant les gratte-ciel groupés, occultant tout, véritable armée de pierre qui avançait des collines. Chacune des tours faisait peut-être quatre pâtés de maisons à la base, et se dressait tout droit, sans aucune aspérité, vers un treillis qui ressemblait à celui de la marmite avec laquelle elle faisait cuire ses légumes à la vapeur. Puis le ciel se remplit de caractères chinois.
— Sammy !
Elle sentit qu’il la soutenait tandis qu’elle perdait l’équilibre.
Les caractères chinois se transformèrent en caractères romains.
SUNFLOWER CORPORATION
— Sammy…
— Hein ?
— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?
Tout ce qu’elle fixait faisait apparaître une nouvelle étiquette dans le ciel. Surtout des mots techniques qu’elle ne comprenait pas.
— Comment veux-tu que je sache ? demanda-t-il. Laisse-moi regarder un peu.
Il tendit la main pour prendre les lunettes.
— Hé ! cria la voix de Skinner à travers la trappe. Qu’est-ce que vous foutez là-haut ?
Sammy Sal lui arracha les lunettes et elle se retrouva à genoux, en train de regarder, en bas de la trappe, ce zouave de japonais qui venait voir Skinner de temps en temps pour faire une enquête universitaire ou sociale, elle ne savait pas trop quoi. Mais il semblait encore plus paumé que d’habitude, et il avait l’air effrayé. De plus il était accompagné.
— Salut Scooter, lui dit Skinner. Ça boume ?
— Je vous présente M. Loveless, déclara Yamazaki. Il a demandé à vous parler.
Le sourire du nouveau venu monta jusqu’à Chevette dans un éclat d’or. Il sortit la main de la poche de son long imperméable noir. Le pistolet n’était pas très gros, mais il y avait quelque chose de trop à l’aise dans la manière dont il le tenait, comme un marteau entre les doigts d’un charpentier. Il portait des gants de chirurgien.
— Si vous descendiez gentiment ? dit-il.
17
Le piège
Voilà comment ça marche, déclara Freddie en tendant la carte de débit à Rydell. Tu paies cinq cents dollars pour entrer, et tu as le droit d’acheter pour cette somme de marchandise.
Rydell regarda la carte. Une banque quelconque des Pays-Bas. Si c’était comme ça qu’ils avaient l’intention de le payer, ici, il était peut-être temps qu’il leur demande combien il toucherait. Mais il valait sans doute mieux attendre que Freddie soit de meilleure humeur.
L’autre lui avait dit que cette Conteneur-City était le meilleur endroit pour se procurer des fringues. Rydell espérait que c’était des fringues normales, au moins. Ils avaient laissé Warbaby dans une espèce de gargote où il s’était commandé une infusion, en disant qu’il avait besoin de rester seul pour réfléchir. Rydell était retourné à la Patriot pendant que Warbaby et Freddie tenaient un bref conciliabule à l’intérieur.
— Et s’il a besoin de nous, avec la voiture ?
— Il nous bipera, dit Freddie.
Il lui montra comment introduire la carte de débit dans une machine qui lui délivra un carton magnétique de Conteneur-City valable pour cinq cents dollars et valida le parking de la Patriot.
— Par ici, lui dit Freddie en se dirigeant vers une rangée de tourniquets.
— Tu n’en prends pas pour toi ? demanda Rydell.
— Tu rigoles ? J’achète pas mes fringues sur des bateaux !
Il sortit une carte de son portefeuille et montra à Rydell le logo de SecurIntens.
— Je croyais que vous étiez à votre compte, lui et toi, s’étonna Rydell.
— Ça n’empêche pas, répliqua Freddie.
Il introduisit sa carte dans un tourniquet, qui cliqueta en le laissant passer. Rydell inséra son carton et le suivit.
— Ça coûte cinq cents dollars rien que pour entrer là-dedans ?