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Longtemps, elle s’était demandé si la fièvre, peut-être, n’avait pas tout brûlé, n’avait pas grillé accidentellement en elle les circuits qui nourrissaient sa perception du monde extérieur. Mais en s’habituant au pont, à Skinner, à son travail de coursière chez Allied, elle s’était aperçue que le grand vide était rempli d’objets ordinaires et que tout un monde nouveau s’était formé à l’emplacement du premier, qu’elle aille danser au Dissidents, ou qu’elle passe toute une nuit à bavarder avec ses amis, ou encore qu’elle s’endorme, recroquevillée en chien de fusil dans son sac de couchage, là-haut, dans la chambre de Skinner, où le vent secouait les parois en contre-plaqué et où les câbles chantaient leur chanson de roc immobile qui dérivait, disait Skinner, comme un lent, très lent océan.

Même cela, à présent, était cassé.

— Vette ?

Cette suicidée qu’elle avait vue, hissée dans un Zodiac avec un crochet en plastique décoloré, toute blanche et désarticulée, avec l’eau qui lui sortait du nez et de la bouche. Tous les os disloqués ou brisés, disait Skinner, si on tombait dans l’eau sous un certain angle, celle-ci devenait dure comme du béton. Elle avait traversé le bar toute nue et piqué une tête en grimpant sur une table à touristes tout près du garde-fou pour basculer plusieurs fois sur elle-même, en se prenant dans le filet de pêche fluorescent et les flotteurs japonais factices. Peut-être Sammy Sal dérivait-il comme elle, à présent, après avoir passé la zone mortelle qui chassait les poissons des eaux où le plomb toxique s’était accumulé, où étaient tombées d’innombrables couches de peinture dans le courant qui charriait les morts du pont, disait-on, jusqu’à Mission Rock et au-delà, pour les déposer aux pieds des riches microporés qui faisaient du jogging sur le béton de China Basin.

Chevette se pencha en avant et vomit. Elle réussit à mettre presque tout dans un pot de peinture vide au bord encroûté par l’apprêt gris que Nigel utilisait pour faire passer ses rafistolages les plus tordus.

— Oh ! La ! La ! fit-il en dansant d’un pied sur l’autre autour d’elle.

À sa manière timide et bourrue, il était réticent à la toucher, ne sachant que faire de ses grosses pattes, redoutant qu’elle ne soit réellement malade et qu’elle dégobille encore sur son établi, ce qui nécessiterait de sa part, chose jamais envisagée encore, un nettoyage en profondeur et pas seulement en surface de son cagibi.

— De l’eau ? Tu veux un peu d’eau ?

Il lui tendit la vieille cafetière dont il se servait pour refroidir le métal brûlant. Une pellicule huileuse nageait à la surface, comme les taches de pétrole irisées au bord d’un quai, et elle faillit être agitée d’un nouveau spasme, mais elle se retint et s’assit.

Sammy Sal était mort. Peut-être Skinner, également, immobilisé là-haut, avec ce type de l’Université, par des serpents en plastique.

— Chev ?

Il avait posé la cafetière et lui tendait, à la place, une boîte de bière ouverte. Elle refusa d’un geste, en toussant.

Nigel se balança de nouveau d’un pied sur l’autre, puis se tourna pour regarder à travers le panneau triangulaire de lucite qui lui servait d’unique fenêtre. Il vibrait avec le vent.

— Il fait mauvais, dit-il, comme s’il était heureux de constater que le monde extérieur continuait à tourner, bien ou mal. Il y a une tempête qui se prépare, ajouta-t-il.

Quand elle avait couru pour échapper au pistolet du tueur, à son regard et aux éclats d’or de son sourire tordu, pliée en deux pour maintenir son équilibre malgré ses mains liées qui tenaient toujours l’étui à lunettes du trou-du-cul, Chevette avait vu tous les autres qui couraient aussi, pour profiter, peut-être, de l’accalmie avant la tempête, concrétisée par une première rafale de pluie presque chaude. Skinner avait dû prévoir son arrivée. Perché dans sa cabine au sommet du pont, il surveillait le vieux baromètre, dans son cadre de bois ringard, comme un capitaine de corvette surveille son gouvernail. Les autres savaient aussi peut-être, mais leur style consistait à attendre le plus tard possible avant de se mettre à courir, une dernière vente, une dernière clope, une dernière transaction. L’heure qui précédait une tempête était bonne à ça. Les gens se raccrochaient à tout ce qui, en temps ordinaire, pouvait constituer un point d’appui acceptable. Quelques-uns étaient perdus d’avance, si la tempête était méchante, et ce n’était pas toujours les SDF. Les nouveaux venus s’abritaient, avec leurs maigres possessions, derrière toutes les structures extérieures qui leur semblaient appropriées. Quelquefois, toute une section de fortune s’envolait, si le vent l’attaquait sous un certain angle. Chevette n’avait jamais vu ça, mais de nombreuses histoires circulaient. Il n’y avait rien à faire pour empêcher les gens de venir s’abriter sur le tablier. Cependant, la chose était relativement rare.

Elle s’essuya la bouche du dos de la main et prit la bière que lui avait proposée Nigel. Elle y porta les lèvres. Elle était tiède. Elle la lui rendit. Nigel ôta le cure-dents de sa bouche, leva la boîte pour prendre une gorgée, se ravisa et la posa sur l’établi à côté de son chalumeau à souder.

— Il y a quelque chose d’anormal, dit-il. Je sens ça.

Elle se massa les poignets. Un double anneau rouge et gonflé s’était formé à l’endroit où les liens avaient mordu dans ses chairs. Elle prit le couteau en céramique et le referma machinalement.

— C’est vrai, admit-elle. Il y a quelque chose.

— Qu’est-ce que c’est, Chevette ?

Il écarta les cheveux qui lui tombaient sur les yeux comme un chien inquiet, et passa nerveusement les doigts sur les outils. Ses mains étaient comme de petits animaux pâles et crasseux, capables, à leur manière muette et agile, de résoudre des problèmes qui auraient laissé l’individu lui-même dans la perplexité.

— C’est cette camelote japonaise qui t’est restée dans les mains, décida-t-il, et tu es emmerdée.

— Non, fit Chevette sans l’écouter vraiment.

— Un vélo de coursier, ça doit être en acier. Il faut du poids. Avec un grand panier devant. Ton carton enveloppé d’aramide, c’est de la merde. Ça ne pèse pas plus qu’un sandwich. Et si tu p… percutais un b… bus ? Si tu lui rentrais dans le c… cul ? Tu imagines ? Ta masse est plus grande que celle de ta bécane. Tu te f… fendrais le… fendrais le…

Ses mains se tordaient, essayant de représenter physiquement la mécanique de l’accident qu’il voyait. Levant les yeux, Chevette s’aperçut qu’il était tout tremblant.

— Nigel, dit-elle en se redressant, quelqu’un m’a mis ça pour me jouer un tour, tu comprends ?

— Ça a bougé, Chev. Je l’ai vu.

— Un mauvais tour, tu vois ce que je veux dire ? Mais je suis venue au bon endroit. Tu me l’as enlevé comme il faut.

Nigel secoua la tête, et les cheveux retombèrent devant ses yeux. Flatté, il murmura timidement :

— Tu avais ce couteau sur toi… Il coupe bien, mais… (fronçant les sourcils) ce qu’il te f… faut, c’est une b… bonne lame en acier.

— Je sais, dit-elle. Bon, il faut que je me sauve, maintenant.

Elle se baissa pour prendre le pot de peinture.

— Je vais le balancer dehors. Excuse-moi.

— Il y a une tempête qui arrive. Tu ne vas pas sortir sous la tempête.

— Obligée, fit Chevette. Ne t’inquiète pas.

Elle se disait qu’il n’hésiterait pas à tuer Nigel, également, s’il la trouvait ici. Ou tout au moins à lui faire peur, à lui faire du mal.

— Je n’ai pas eu de mal à le couper, fit Nigel en lui montrant la balle rouge.

— Jette ça.

— Pourquoi ?

Elle montra ses poignets.