Il demeura là, hésitant quelques secondes, tandis que l’eau de pluie grésillait sur le transfo du néon. Puis il descendit les marches.
Elles étaient en contre-plaqué, avec des languettes antidérapantes genre papier de verre, mais cela ne l’empêcha pas de glisser, au risque de se casser la figure. Lorsqu’il arriva à la moitié de l’escalier, il sentit l’odeur de la bière et de plusieurs qualités de fumées.
Il faisait chaud à l’intérieur. C’était comme s’il entrait dans un bain turc. Et l’endroit était bondé. Quelqu’un lui jeta une serviette. Elle était lourde d’humidité, et claqua contre sa poitrine. Il s’en frotta cependant les cheveux et le visage, puis la relança dans la direction d’où elle venait. Un rire de femme éclata. Il se fraya un chemin jusqu’au bar et trouva une place à une extrémité du comptoir. Il chercha dans ses poches mouillées quelques pièces de cinq, qu’il fit claquer sur le comptoir.
— Une bière, demanda-t-il.
Il ne leva pas les yeux lorsque quelqu’un déposa une canette devant lui et fit disparaître les pièces. C’était une de ces marques japonaises, brassées en Amérique, que les gens n’appréciaient pas tellement dans des endroits comme Tampa. Fermant les yeux, il but la moitié d’un trait. Lorsqu’il les rouvrit pour poser la bière, quelqu’un, à côté de lui, demanda :
— La culbute ?
Il se tourna pour voir un personnage au menton effacé, aux lunettes roses étroites, aux lèvres fines et roses et aux cheveux blond-roux dégarnis sur le front, coiffés en arrière et luisants, d’une manière que l’humidité ambiante ne pouvait expliquer à elle seule.
— Pardon ? demanda Rydell.
— J’ai dit : « La culbute ? »
— J’avais entendu, fit Rydell.
— Et alors ? Ça vous intéresse ou pas ?
— Écoutez, mon vieux. Pour le moment, la seule chose qui m’intéresse, c’est cette bière, d’accord ?
— Votre téléphone, expliqua l’homme aux lèvres roses. Ou bien votre fax. Culbute garantie en un mois. Trente jours, ou bien les trente suivants gratis. Durée illimitée pour l’intérieur. Si vous voulez l’étranger, c’est possible aussi, mais ce sera trois cents pour la culbute de base.
Tout cela d’un seul trait, sur le même ton, qui rappelait à Rydell le genre de voix synthétique que l’on trouvait dans les jouets très bas de gamme.
— Une seconde, dit-il.
L’homme battit des paupières à plusieurs reprises derrière ses lunettes roses.
— Vous parlez d’un truc sur les téléphones de poche, pour ne pas payer la facture, c’est bien ça ?
L’autre se contenta de le regarder placidement.
— Merci, fit vivement Rydell. J’apprécie votre offre, mais je n’ai pas de téléphone sur moi. Si j’en avais, je serais heureux de m’arranger avec vous.
L’autre le regardait toujours sans ciller.
— Je croyais vous avoir déjà vu… Peu probable.
— Non, expliqua Rydell. Je suis de Knoxville. De passage. J’ai juste voulu échapper à la pluie.
Il décida qu’il était temps de se retourner pour balayer les lieux du regard. Les miroirs derrière le comptoir étaient trop embués. L’eau dégoulinait sur eux. Il s’adossa au comptoir et vit soudain cette Japonaise, celle qu’il avait aperçue, une fois dans les collines autour de Hollywood, quand il patrouillait avec Sublett. Elle se tenait sur une petite scène, toute nue, ses longs cheveux bouclés lui tombant à la taille. Il s’entendit pousser un grognement plaintif.
— Hé ! lui dit l’homme. Hé…
Rydell s’ébroua, machinalement, comme un chien mouillé, mais elle était toujours là.
— Hé ! On peut s’arranger pour le crédit. (De nouveau cette vois monotone.) Vous avez des ennuis ? Vous voulez voir ce qu’ils ont sur vous ? Sur n’importe qui, si vous avez les numéros…
— Attendez, lui dit Rydell. Cette femme, là-bas. C’est qui ?
Les lunettes roses se penchèrent en avant.
— C’est qui ? répéta Rydell.
— C’est un hologramme, soupira l’homme d’une voix totalement différente.
Il s’éloigna.
— Chapeau, lui dit le barman, derrière lui. Vous venez de battre un record en vous débarrassant si vite d’Eddie la Crotte. La maison vous paie une tournée, mon vieux.
C’était un noir aux cheveux ornés de petites boules de cuivre. Il souriait à Rydell.
— On l’appelle comme ça parce que c’est tout ce qu’il vaut, pas plus. Il vous branche votre téléphone sur un boîtier vide, sans batterie, il appuie sur un ou deux boutons, fait quelques gestes entendus, vous embrouille et se casse avec votre fric. C’est Eddie tout craché, ça.
Il décapsula une canette et la posa à côté de la première.
Rydell regarda de nouveau la Japonaise. Elle n’avait pas bougé.
— J’ai voulu m’abriter de la pluie, fut tout ce qu’il trouva à dire.
— Vous avez bien choisi votre soir, fit le barman.
— Cette femme, là-bas…
— C’est la danseuse de Josie. Regardez bien. Elle va se mettre à danser dans une minute, dès qu’il y aura un morceau qu’elle aime.
— Josie ?
Le barman pointa l’index. Rydell suivit la direction de son doigt et vit une femme très grosse, dans un fauteuil roulant. Ses cheveux avaient la couleur et la texture d’une pelote de laine d’acier rugueuse. Elle portait une salopette bleue à bavette, toute neuve, et un sweat blanc XXL. Ses deux mains étaient cachées sous quelque chose qui était posé sur ses cuisses comme un manchon de plastique lisse et gris. Ses paupières étaient closes et son visage n’avait pas la moindre expression. Il n’aurait pas pu affirmer qu’elle ne dormait pas.
— Un hologramme ?
La Japonaise n’avait pas bougé d’un millimètre. Rydell se souvint de ce qu’il avait vu cette nuit-là. Des cornes d’argent et un pubis rasé en forme de point d’exclamation. Celle-ci n’avait aucune des deux caractéristiques, mais c’était bien elle. Il était prêt à le jurer.
— Josie est toujours en train de projeter, expliqua le barman comme si c’était une chose contre laquelle personne ne pouvait rien.
— Avec ce truc qu’elle a sur les genoux ?
— Ça, c’est l’interface. Le projo est là-bas. (Il montra un endroit.) Au-dessus de la plaque NEC. Rydell aperçut un petit bidule noir fixé au sommet de la vieille plaque publicitaire illuminée. Cela ressemblait à une caméra ancien modèle, à fonctionnement optique. Il ignorait si NEC était une marque de bière ou autre chose. Tout le mur était tapissé de plaques du même genre. Il reconnut quelques noms. Il décida qu’il s’agissait plutôt de vieilles compagnies d’électronique.
Il regarda de nouveau le bidule, puis la grosse femme dans son fauteuil roulant. Il se sentit soudain très triste, et en même temps furieux, comme s’il avait perdu quelque chose.
— N’importe comment, j’ai été sûr, dit-il, pour lui tout seul.
— On s’y tromperait, fit le barman.
En imagination, Rydell vit quelqu’un qui se cachait dans les buissons au bord de la route, dans la vallée, et qui attendait qu’une voiture passe. Comme quand il jouait, gamin, avec ses copains, à jeter de vieilles boîtes de conserve sous les roues de bagnoles, dans Jefferson Street. Ça faisait le même bruit que s’ils avaient perdu un enjoliveur. Ils s’arrêtaient et descendaient faire le tour de leur caisse en secouant la tête. Ce qu’il avait vu, c’était à peu près la même chose. Quelqu’un qui s’amusait avec un jouet coûteux.
— Merde, fit-il.
Il venait de se rappeler qu’il était là pour chercher Chevette Washington dans toute cette foule ? Il ne percevait plus l’odeur de bière ni la fumée. C’était davantage celle des vêtements mouillés, sans compter les odeurs corporelles. Il repéra Chevette avec ces deux copains, serrés autour d’une minuscule table ronde dans un coin. La capuche du sweat était maintenant baissée, laissant voir une tête blanche couverte d’un duvet en brosse, avec une espèce d’oiseau ou de chauve-souris en tatouage sur le côté, à l’endroit où les cheveux auraient dû pousser. C’était le genre de tatouage qu’on faisait à la main et non sur une table dirigée par ordinateur. Tête-Chauve avait le visage dur, de profil, et il ne disait rien. Chevette Washington était en train de raconter quelque chose à l’autre, et elle n’avait pas l’air de rigoler.