L’homme le regarda par-dessus le canon de son pistolet. Un si petit calibre, normalement, ne devait pas faire trop de dégâts, mais il supposait que les munitions étaient trafiquées d’une manière ou d’une autre.
— Je ne vois pas quel rapport ça peut avoir avec vous, dit-il.
Rydell hocha la tête.
— J’ai vu une photo. Vous n’avez pas l’air si cinglé que ça.
— C’est mon boulot.
Tu parles, se dit Rydell. Comme de vendre des frites avec un ordinateur. Il y avait un frigo et un évier juste à droite de la porte, aussi il ne pouvait rien faire de ce côté-là. Et s’il essayait sur sa gauche, l’autre n’hésiterait pas à tirer à travers la cloison, et il aurait probablement la fille en même temps.
— Pas la peine d’y songer.
— Hein ?
— À jouer au héros. Le coup du flic.
Il ôta les pieds du baquet central.
— Voilà ce que vous allez faire. Lentement, très lentement, vous allez vous asseoir derrière le volant et poser les mains dessus, la première à neuf heures et la deuxième à deux heures. Vous ne les bougerez plus. Sinon, je vous envoie une petite prune derrière l’oreille et vous ne l’entendrez même pas venir.
Il parlait d’une voix lente, uniforme, comme un vétérinaire qui s’adresse à un cheval.
Rydell fit exactement ce qu’on lui disait de faire. Il ne voyait strictement rien à l’extérieur. Rien d’autre que du noir, et le reflet de la lumière très faible du plafonnier.
— Où sommes-nous ? demanda-t-il.
— Vous aimez les galeries marchandes, Rydell ? Vous en avez, là-bas, à Knoxville ?
Rydell lui jeta un regard de biais.
— Regardez devant vous, s’il vous plaît.
— Oui, nous en avons.
— Celle-ci ne marche pas très fort.
Rydell crispa les doigts sur la mousse qui rembourrait le volant.
— Relaxez-vous.
Rydell l’entendit donner un coup de talon contre la cloison derrière lui.
— Mlle Washington ! Réveillez-vous ! Faites-nous l’honneur de votre présence, Mlle Washington !
Rydell entendit un double coup sourd tandis qu’elle se cognait la tête en se redressant brusquement, puis tombait du lit. Il aperçut son visage blanc qui se reflétait sur le pare-brise, dans l’encadrement de la petite porte. Puis il vit son expression quand elle aperçut le pistolet et celui qui le tenait.
Elle n’était pas du genre à hurler.
— Vous avez tué Sammy Sal, dit-elle.
— Vous avez essayé de m’électrocuter, fit l’homme, comme s’il commençait, maintenant seulement, à saisir l’humour de la chose. Venez un peu par ici, ajouta-t-il. Tournez-vous, et asseyez-vous sur la console centrale ; très lentement. Comme ça. Maintenant, penchez-vous en avant et entourez le siège de vos mains.
Elle finit par se retrouver à côté de Rydell, les jambes de part et d’autre de la console d’instruments de bord, tournée vers l’arrière, comme si elle chevauchait un cheval de bois.
Cela lui donnait à peine quelques degrés d’arc de différence dans son angle de tir pour leur expédier à tous les deux une balle dans la tête.
— Vous allez retirer tout doucement votre blouson, dit-il à Chevette. Vous serez obligée de lever les mains du siège pour faire ça, mais arrangez-vous pour qu’il y en ait toujours au moins une posée à plat sur le dossier. Prenez votre temps.
Quand elle en arriva au stade où elle n’avait plus qu’un coup d’épaule à donner pour que le vêtement glisse de son bras gauche, elle le laissa tomber sur les jambes de l’homme.
— Est-ce qu’il y a des seringues, des lames ou des objets dangereux à l’intérieur ?
— Non.
— Des charges électriques ? Je commence à me méfier.
— Rien d’autre qu’un téléphone et les lunettes de ce trou-du-cul.
— Vous entendez ça Rydell ? demanda l’homme. Ce trou-du-cul. Voilà tout le souvenir qu’il laissera dans l’histoire. Un trou-du-cul anonyme parmi tant d’autres…
Il fouillait, en parlant, dans les poches du blouson de sa main libre. Il sortit l’étui et le téléphone, qu’il posa sur la plage avant, profonde et capitonnée, du camping-car, sous le pare-brise. Rydell avait maintenant la tête à demi tournée et le regardait malgré l’interdiction qui lui avait été faite. Il vit la main gantée qui ouvrait l’étui en tâtonnant, puis sortait les lunettes noires. Le seul moment où l’autre le quitta des yeux, ce fut pour regarder ces lunettes, et cela dura à peine une seconde.
— Vous avez ce que vous vouliez, lui dit Rydell.
La main remit les lunettes dans l’étui.
— Oui.
— Et maintenant ?
Le sourire s’effaça. Sans son sourire, l’homme ne semblait pas avoir de lèvres. Mais cela ne dura pas longtemps. Le sourire revint, encore plus large que précédemment.
— Vous croyez que vous pourriez aller me chercher un Coca dans le frigo ? Toutes les fenêtres sont bloquées, et la porte arrière également.
— Un Coca ? fit Chevette en ouvrant de grands yeux, comme si elle ne le croyait pas. Vous allez me tirer dans le dos, si j’y vais.
— Pas nécessairement. Parce que j’ai vraiment soif. J’ai la gorge toute sèche.
Elle tourna vers Rydell des yeux agrandis par la peur.
— Allez lui chercher son Coca, fit-il.
Elle se dégagea de la console et se glissa à l’arrière, juste derrière la porte, là où se trouvait le frigo.
— Regardez devant vous ! fit l’homme à Rydell, qui vit le reflet de la lumière du frigo sur le pare-brise, et celui de Chevette qui se baissait.
— N… normal ou basses calories ? demanda Chevette.
— Basses calories, s’il vous plaît.
— Classique ou déca ?
— Classique.
Il émit un petit bruit qui pouvait passer, se dit Rydell, pour un rire.
— Il n’y a pas de verres.
Il refit le même bruit.
— Une boîte, ça ira.
— Je… je renverse tout. J’ai les mains qui tremblent.
Rydell regarda du côté et le vit prendre la boîte rouge dégoulinante de mousse brune sur les côtés.
— Merci. Vous pouvez baisser votre pantalon, maintenant.
— Hein ?
— Ce pantalon noir que vous portez. Laissez-le glisser, lentement. Mais j’aime bien les chaussettes. On les garde, pour le moment.
Rydell aperçut l’expression sur le visage de Chevette que reflétait le pare-brise. Il la vit devenir blême. Elle se baissa pour faire glisser lentement le pantalon serré.
— Retournez vous asseoir sur la console. Comme ça. Comme vous étiez tout à l’heure. Que je vous regarde. Vous voulez regardez aussi, Rydell ?
Ce dernier se retourna et la vit à califourchon sur la console, ses jambes nues lisses et musclées, blanche comme un drap à la lueur du plafonnier. L’homme but une longue gorgée de Coca en observant Rydell par-dessus le bord de la boîte. Puis il la posa sur la plage avant et s’essuya la bouche du revers de sa main gantée.
— Pas mal, hein, Rydell ? fit-il en hochant le menton en direction de Chevette. Il y a des possibilités, je pense.
Rydell le regarda.
— On dirait que ça vous embête, Rydell ?
Il ne répondit pas.
L’homme laissa de nouveau entendre le bruit qui aurait pu ressembler à un rire. Puis il but une gorgée de Coca.
— Vous vous dites que j’ai éprouvé du plaisir à arranger cet enfoiré comme j’ai été obligé de le faire, c’est ça, Rydell ?
— Je n’en sais rien.
— Mais c’est ce que vous pensez quand même. Je sais que c’est ce que vous pensez. Et vous avez raison. J’ai pris mon pied. Mais il y a une différence. Vous savez laquelle ?
— Quelle différence ?
— Ça ne m’a pas fait bander. Voilà la différence.