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— Vous le connaissiez ?

— Hein ?

— Je veux dire… c’est pour une raison personnelle que vous l’avez arrangé comme ça ?

— Ah ! Je suppose qu’on pourrait dire quelque chose comme ça, oui. Je le connaissais. Je le connaissais comme on connaît rarement quelqu’un. Je savais tout ce qu’il faisait, Rydell. Le soir, quand je m’endormais, j’entendais le bruit de sa respiration. Et je savais, rien qu’en l’entendant respirer, combien il en avait dans le nez.

— Dans le nez ?

— Combien de verres. C’était un Serbe. Vous avez été flic, non ?

— Exact.

— Vous avez eu des types à surveiller ?

— Je ne suis pas resté assez longtemps.

— C’est un drôle de truc, une surveillance rapprochée. On voyage partout avec eux comme une ombre, et ils ne savent pas que vous êtes là. Ou plutôt, ils se doutent de quelque chose, ils pensent que vous êtes là, mais ils ne savent pas qui vous êtes. Parfois, ils dévisagent quelqu’un, par exemple dans le couloir de l’hôtel, et ils croient que c’est vous. Mais ils se trompent tout le temps. Et, à force de les surveiller pendant des mois, on finit par les aimer.

Rydell vit un frisson parcourir les cuisses blanches et tendues de Chevette.

— Et puis au bout de quelques mois encore, après dix voyages en avion et deux douzaines d’hôtels, ça finit par s’inverser, Rydell.

— On les déteste ?

— Exactement. On attend qu’ils fassent une connerie, qu’ils trahissent la confiance qu’on a placée en eux. Parce que la confiance, chez un messager, c’est quelque chose de terrible, Rydell. De terrible.

— Un messager ?

— Regardez la fille, Rydell. Elle sait de quoi je parle. Même si elle ne livre que des enveloppes confidentielles dans San Francisco, elle est messagère, elle aussi. On lui confie des choses, Rydell. Des informations qui ont une réalité physique. Et elle les transporte. Pas vrai, ma poupée ?

Elle ressemblait à un Sphinx, les doigts crispés sur le revêtement gris du baquet central.

— C’est ça mon boulot, Rydell. Je les regarde faire leur truc de messager. Quelquefois, il y en a qui cherchent à leur prendre ce qu’ils transportent. (Il but le reste de son Coca.) Alors, je les tue. En fait, c’est ce qu’il y a de mieux dans ce boulot. Vous êtes déjà allé à San José, Rydell ?

— Costa Rica ?

— Exact.

— Jamais.

— Les gens savent vivre, là-bas.

— Vous travaillez pour ces paradis informatiques ?

— J’ai pas dit ça. C’est quelqu’un d’autre qui a dû le dire.

— Et lui aussi, donc. Il portait ces lunettes à quelqu’un, du Costa Rica, et elle les lui a prises.

— Ça m’a fait plaisir qu’elle les prenne. Très plaisir. J’étais dans la chambre à côté. Je suis entré par la porte communicante. Je me suis présenté. Il a fait la connaissance de Loveless. La première et la dernière fois.

Le pistolet ne vacillait pas, mais il commença à se gratter la tête avec sa main gantée, il grattait furieusement, comme s’il avait des puces ou quelque chose comme ça.

— Loveless ?

— Mon nom de… nom de truc

Suivit un long chapelet de mots qui ressemblait, pour Rydell, à de l’espagnol, mais il ne reconnut que nombre de… quelque chose.

— À votre avis, elle est étroite, Rydell ? Moi, je les préfère étroites.

— Vous êtes américain ?

Sa tête se pencha légèrement de côté lorsque Rydell prononça ces mots, et son regard devint vitreux l’espace d’une seconde, mais il se ressaisit aussitôt, et son œil devint aussi clair que la bague chromée qui entourait le bout du canon de son pistolet.

— Vous savez qui a fait démarrer les paradis, Rydell ?

— Les cartels. Les Colombiens.

— Exact. Ils ont introduit les premiers systèmes experts en Amérique centrale autour des années 80, pour coordonner leurs expéditions. Il a fallu que quelqu’un les installe, ces systèmes. La guerre des drogues, Rydell. Il y avait des tas d’Américains, des deux côtés.

— C’est vrai, fit Rydell. Seulement, nous fabriquons nos drogues sur place, à présent, n’est-ce pas ?

— Oui, mais c’est eux qui ont les paradis informatiques. Ils n’ont même plus besoin du trafic de drogue. Ils ont ce que les Suisses avaient à une époque : le seul endroit au monde où certaines données sont en sécurité.

— Vous me semblez un peu jeune pour avoir aidé à mettre tout ça en place.

— C’était mon père. Vous avez connu le vôtre, Rydell ?

— Oui.

D’une certaine manière, en tout cas.

— Moi pas. Ça m’a posé des problèmes. J’ai suivi une thérapie pour ça.

Elle t’a bien réussi, on dirait, songea Rydell.

— Et Warbaby, il travaille pour les paradis, lui aussi ?

Quelques gouttes de sueur perlaient au front de l’homme. Il les essuya du revers de la main qui tenait le pistolet, mais Rydell vit l’arme reprendre sa position initiale comme si elle était maintenue par un aimant.

— Allumez les phares, Rydell. Ça ne risque rien. La main gauche sur le volant.

— Pourquoi ?

— Parce que sinon vous êtes mort.

— D’accord, mais pourquoi ?

— Faites-le et c’est tout, d’accord ?

La transpiration lui coulait sur les yeux.

Rydell leva la main droite du volant, alluma les veilleuses puis les phares. Deux cônes de lumière butèrent sur tout un mur de boutiques en ruine, avec des enseignes délabrées et de la poussière partout sur le plastique ; celle qui était dans le faisceau sur phare gauche disait : LE TROU.

— Drôle d’idée d’appeler un magasin comme ça, fit Rydell.

— Vous essayez de m’embrouiller la tête, Rydell ?

— Non. Je trouve seulement que c’est un drôle de nom. Surtout avec tous les trous qu’il y a maintenant.

— Warbaby est juste un employé, Rydell. SecurIntens fait appel à lui quand les choses se mettent à déraper. Et il y a toujours un dérapage dans ces cas-là. Toujours.

Ils étaient garés sur une sorte de placette au centre de la galerie marchande. Les vitrines étaient toutes blanchies à la chaux ou bardées de planches. La galerie devait être souterraine, ou bien les ouvertures étaient murées.

— Donc, elle pique ces lunettes dans un hôtel où SecurIntens s’occupe de la sécurité, et ils font venir Warbaby. C’est bien ça ?

Rydell se tourna vers Chevette. Elle ressemblait à un de ces enjoliveurs chromés sur le bouchon de radiateur d’une voiture ancienne, à part le fait qu’elle commençait à avoir la chair de poule sur les cuisses. Il ne faisait pas spécialement chaud ici, ce qui confirmait que la galerie devait être souterraine.

— Vous savez quoi, Rydell ?

— Quoi ?

— Vous êtes pas foutu de comprendre le commencement du commencement de la chose. C’est trop gros pour quelqu’un comme vous. Vous êtes pas habitué à penser comme ça. SecurIntens appartient à la compagnie propriétaire des informations contenues dans ces lunettes.

— Singapour. Ils sont propriétaires de DatAmerica, également ?

— Vous pouvez rien prouver, Rydell. Et le Congrès non plus.

— Vous avez vu ces rats, là-bas ?

— N’essayez pas de m’embrouiller, hein ?

Rydell regarda les trois derniers rats disparaître en s’engouffrant dans l’endroit qu’il s’appelait “Le Trou”. Ce devait être un conduit d’aération ou quelque chose comme ça. Un vrai trou.

— C’est la vérité, dit-il. Ils étaient juste là.