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— Vous vous rendez compte que vous ne seriez pas ici en ce moment si cet enfoiré de Lucius Warbaby ne s’était pas mis à faire du rollerblade le mois dernier ?

— Comment ça ?

— Il s’est bousillé le genou. Il pouvait plus conduire. C’est là que vous êtes entré dans le jeu. Pensez-y. Qu’est-ce que ça vous apprend sur le capitalisme de la dernière heure, tout ça ?

— Qu’est-ce que ça m’apprend sur quoi ?

— On ne vous enseigne donc rien, à cette académie de police ?

— Bien sûr que si, fit Rydell. Des tas de choses.

Par exemple, à tenir le crachoir à un cinglé qui vous a pris en otage, sauf qu’il avait du mal à se souvenir de la teneur du cours. Le faire parler le plus possible, ne jamais le contredire, des trucs comme ça.

— Comment ça se fait que les informations qui sont dans les lunettes prennent la tête à tout le monde ?

— Ils vont reconstruire San Francisco. À partir de zéro, pratiquement. Comme ils sont en train de faire pour Tokyo. En commençant par implanter une grille de dix-sept complexes dans l’infrastructure existante. Des tours de quatre-vingts étages, bureaux et résidentiel, commerce et résidentiel, à la base. Complètement autonomes. Avec des réflecteurs paraboliques à inclinaison variable, et des générateurs à vapeur. Des structures de conception entièrement nouvelle, mon vieux. Elles boufferont leurs propres déchets.

— Qui bouffera ses déchets ?

— Les tours. Elles vont pousser toutes seules, Rydell. Comme ce qu’ils font en ce moment à Tokyo. Comme le tunnel Mag-Lev.

— Sunflower, fit Chevette, qui sembla regretter aussitôt d’avoir ouvert la bouche.

— J’ai tout vu… fit-il en se tournant vers elle.

— Hé… ho…

Continuer de lui parler comme on parle à un dangereux fou armé.

— Oui ?

— Je ne vois pas où est le problème. Ils veulent reconstruire, et alors ?

— Le problème, fit le nommé Loveless en commençant à déboutonner sa chemise, c’est qu’une ville comme San Francisco sait à peu près autant où elle va, et où il lui faudrait aller que vous, c’est à dire trois fois rien. Il y a des millions de gens, ici, qui protesteraient de toutes leurs forces s’ils connaissaient seulement l’existence d’un tel plan. Et puis, il y a l’aspect spéculation immobilière.

— Immobilière ?

— Vous savez quelles sont les trois considérations les plus importantes dans un achat immobilier, Rydell ?

Le torse de Loveless, glabre et artificiellement pigmenté, était luisant de transpiration.

— Trois ?

— L’emplacement, l’emplacement et l’emplacement.

— Je ne saisis pas très bien.

— Vous ne saisirez jamais. Mais les gens qui savent où acheter, ceux qui ont vu les implantations des tours, ils comprennent eux. Sans aucun mal.

— Vous avez regardé, hein ? demanda Rydell au bout d’un instant de réflexion.

Loveless hocha la tête.

— À Mexico. Il les avait laissées dans sa chambre. Il n’aurait jamais dû faire ça. Grave erreur.

— Et vous n’aviez pas le droit.

Cela avait échappé à Rydell ; Loveless transpirait maintenant de plus en plus, malgré la fraîcheur de l’air, comme si son système lymphatique ou un truc comme ça était tombé en panne. Il n’arrêtait pas de battre des paupières et de s’essuyer le front.

— J’ai fait mon boulot. Tous les boulots qu’on m’a confiés. Pendant des années. Mon père aussi. Vous n’avez jamais vu comment ils vivent, en haut. Dans les complexes. Les gens d’en bas, ils n’ont aucune idée de ce qu’on peut faire avec de l’argent, Rydell. Ils ne savent pas ce que c’est vraiment, l’argent. Ils vivent comme des dieux. Il y en a qui sont âgés de plusieurs centaines d’années, Rydell.

Il y avait des traces blanches au coin de la bouche de Loveless, avec son sourire, et Rydell se revit soudain dans l’appartement de la copine de Turvey, en train de regarder Turvey dans les yeux, et il y eut un déclic en lui quand il comprit, d’un coup, ce qu’elle avait fait.

Elle avait vidé le sachet de dancer dans le Coca qu’elle lui avait donné. Elle en avait répandu une partie sur le couvercle, et elle avait fait exprès de renverser du liquide pour que cela ne se voie pas.

Loveless avait entièrement défait sa chemise. Le tissu foncé était imbibé de transpiration qui le rendait encore plus foncé, et son visage était cramoisi.

— Loveless… commença Rydell.

Il n’avait aucune idée de ce qu’il allait lui dire, mais l’homme poussa à ce moment-là un cri aigu, celui d’un lapin qui s’est pris la patte dans un collet, et commença à donner des coups de crosse dans la braguette de son jean serré, comme s’il y avait quelque chose d’horrible collé à lui, qu’il fallait tuer à tout prix.

Et chaque fois que la crosse frappait, le coup partait, faisant dans le plancher moquetté du camion des trous de la taille d’une pièce de cinq dollars.

Chevette descendit de la console comme si elle était sur un tapis roulant en caoutchouc. Elle passa par-dessus le baquet central et courut se réfugier à l’arrière dans la cabine.

Loveless se figea, frissonnant, comme si tous les atomes de son corps s’étaient bloqués en même temps, parqués sur une orbite de sécurité. Il sourit alors, comme s’il avait tué la chose qui en avait après son entrejambe. Puis il hurla de nouveau et se mit à tirer à travers le pare-brise. La seule chose qui vint à l’esprit de Rydell, c’est qu’un instructeur leur avait dit qu’à côté d’une overdose de dancer, une prise massive de PCP, c’était comme si on mettait deux cachets d’aspirine dans un Coca. Un Coca. Textuel…

Et Chevette était en train de flipper grave, à l’arrière, d’après les bruits qu’on entendait. Elle essayait d’ouvrir la porte du camion à coups de poing.

— Plusieurs centaines, les enculés, fit Loveless.

Émettant un bruit qui ressemblait à un sanglot, il éjecta le chargeur et en mit un nouveau en place.

— Et ça continue, dit-il.

— Là-bas ! fit Rydell. Quelqu’un près du Trou…

— Qui ça ?

— Svobodov, dit Rydell au hasard, en espérant que ce serait suffisant.

Les balles sortirent du petit pistolet comme des cubes de caoutchouc d’un loukoum. À la troisième, Rydell avait tendu la main pour défaire la sécurité de la portière et s’était laissé rouler à l’extérieur. Il atterrit sur le dos, sur des boîtes de bière vides et des espèces de coupes en mousse. Il continua de rouler sur lui-même, jusqu’à ce qu’il heurte un obstacle.

Les petites balles faisaient de très gros trous dans les vitrines blanchies des magasins abandonnés. Tout un pan s’écroula avec fracas.

Il entendit Chevette qui tambourinait sur la porte arrière du camion. Il aurait voulu pouvoir lui crier d’arrêter.

— Hé ! Loveless !

Le tir cessa.

— Svobodov est blessé !

Chevette tambourinait toujours. Bon Dieu !

— Il faut appeler une ambulance !

À quatre pattes, appuyé contre un petit jet d’eau au socle carrelé qui sentait le chlore et la poussière, il vit Loveless descendre du camion du côté du chauffeur. Il avait le visage et le torse luisants. Sa formation était si profondément ancrée en lui, constata Rydell, qu’elle était plus forte que les effets du dancer. Il avançait comme on l’enseignait dans les sections spéciales de la police, tenant son arme avec ces deux mains tendues devant lui, jambes à demi fléchies, balayant de tout petits arcs de tir potentiel.

Et Chevette, pendant ce temps, essayait toujours d’enfoncer à coups de pied et de poing la porte en hexcel, ou un truc comme ça, à l’arrière du camion. Mais Loveless logea dedans une ou deux balles, et elle s’arrêta d’un seul coup.