30
Le carrousel des âmes
À seize heures ; Yamazaki descendit les barreaux de l’échelle qu’il avait escaladés avec Loveless, dans le noir, la nuit précédente.
Fontaine était reparti vingt minutes avant que le courant ne revienne, en emportant, malgré les protestations de Skinner, un énorme paquet de linge sale. Skinner avait passé la journée à trier et à retrier le contenu de la boîte à outils verte, celle qu’il avait renversée pour dégager la cisaille.
Yamazaki regardait les mains du vieillard qui retournaient chaque outil l’un après l’autre. Il imaginait qu’il voyait couler entre elles une force éphémère, une détermination, ou peut-être le souvenir des tâches entreprises, abandonnées ou achevées.
— Les outils, ça se revend toujours, avait-il murmuré, peut-être à l’intention de Yamazaki, peut-être pour lui-même. On trouve toujours quelqu’un pour les racheter, mais on finit un jour ou l’autre, par en avoir besoin, juste de ceux qu’on a vendus.
Yamazaki ne savait pas le nom anglais de la plupart des outils qui étaient ici, et beaucoup lui étaient totalement inconnus.
— Ça, c’est un alésoir conique, dit-il en brandissant un outil dont la pointe brun rouille en acier usiné émergeait de manière menaçante entre son index et son majeur. Il n’y a rien de plus pratique à avoir chez soi, Scooter, mais la plupart des gens n’en ont jamais vu de leur vie.
— Et ça sert à quoi, Skinner-san ?
— À agrandir un trou circulaire, en le laissant parfaitement circulaire, si on sait bien s’en servir. C’est bon pour la tôle, principalement, mais on peut aussi l’utiliser sur du plastique ou sur des matériaux synthétiques. Tout ce qui est mince et rigide, à part le verre.
— Vous possédez beaucoup d’outils, Skinner-san.
— Mais je n’ai jamais vraiment appris à m’en servir comme il faut.
— Vous avez pourtant construit cette pièce.
— Vous avez déjà vu un vrai charpentier à l’œuvre, Scooter ?
— Une fois, oui, fit Yamazaki.
Il se souvenait d’une démonstration à l’occasion d’un festival. Les lames noires qui volaient, l’odeur du cèdre fraîchement scié. Les pièces de bois étaient lisses, sans le moindre défaut. On érigeait une maison de thé pour la durée du festival.
— Le bois coûte très cher à Tokyo, Skinner-san. Personne ne songerait à le gaspiller, ajouta-t-il. Pas même un copeau.
— Ici non plus, ce n’est pas facile de s’en procurer, fit Skinner en suivant du bout du doigt l’arête d’un ciseau.
Voulait-il dire, ici en Amérique, à San Francisco ou bien sur le pont ?
— Nous avions l’habitude de brûler nos déchets avant d’avoir l’électricité, reprit le vieillard. Les autorités n’aimaient pas beaucoup ça. Mauvais pour l’atmosphère, Scooter. On ne le fait plus tellement, à présent.
— D’un commun accord ?
— Simple question de bon sens…
Skinner rangea le ciseau dans un fourreau de toile graisseuse et le mit délicatement dans la boîte à outils verte.
Une procession se dirigeait vers San Francisco sur le tablier supérieur, et Yamazaki regretta aussitôt d’avoir laissé le bloc-notes dans la chambre de Skinner. C’était la première fois qu’il assistait ici à ce qui pouvait passer pour un rituel public.
Du lieu d’observation étroit et confiné où il se tenait, il était impossible de voir dans cette procession autre chose qu’une succession de participants, sur une ou deux files, mais c’était tout de même une procession de nature indubitablement funèbre, peut-être une manifestation de souvenir. En premier venaient des enfants – il en compta rapidement sept – l’un derrière l’autre, en haillons poussiéreux. Ils portaient tous un masque de plâtre peint destiné, de toute évidence, à représenter Shapely. Mais il n’y avait rien de funèbre dans la manière dont ils avançaient. Plusieurs d’entre eux sautillaient en marchant, ravis d’être l’objet de toute cette attention.
Yamazaki, qui était descendu acheter de la soupe, s’était arrêté entre une charrette de bouquiniste et un étal rempli de cages d’oiseaux. Il se sentait mal à l’aise, très déplacé avec sa Thermos de soupe sous le bras. S’il s’agissait d’un rite funèbre, il y avait peut-être des gestes à faire, une attitude à observer. Il regarda la bouquiniste, une grande femme avec un gilet graisseux en peau de mouton sur le dos et un chignon que transperçaient deux baguettes chinoises en plastique rose.
Son stock, qui consistait principalement en livres de poche jaunis, à des degrés divers de décrépitude, chacun enveloppé d’une pochette transparente en plastique, s’empilait devant elle par petits tas sur la charrette. Elle vantait bruyamment sa marchandise lorsque les enfants déguisés en Shapely étaient apparus. C’étaient des mots étranges qu’elle criait, et il supposait qu’il s’agissait de titres : La vallée des poupées, Méridien sanglant, L’Appel de la tronçonneuse. Frappé par l’étrange poésie typiquement américaine de ces expressions, Yamazaki allait lui acheter L’Appel de la tronçonneuse lorsqu’elle s’était tue brusquement. Il avait vu les enfants à ce moment-là.
Rien dans l’attitude de la marchande n’indiquait que la procession demandât de sa part plus d’attention qu’elle ne semblait prête à lui en accorder. Machinalement, elle s’était mise à recenser son stock, ses mains glissant d’une pochette transparente à l’autre.
Celui qui tenait l’étal voisin avec les cages aux oiseaux était un homme jeune au teint pâle et à la fine moustache noire soigneusement taillée. Il se grattait le ventre, et son expression était douce et impénétrable.
Les enfants furent suivis de cinq danseurs en costume de squelette qui semblait tiré de la Noche de la Muerte. Mais Yamazaki s’aperçut que plusieurs de leurs masques étaient en réalité des respirateurs à micropores moulés en forme de tête de mort. C’était des adolescents, de toute évidence, et ils dansaient au rythme de quelque musique intérieure de chaos et de pestilence. Il y avait une force érotique sous-jacente et un courant de violence indubitable dans leurs cuisses nues aux os peints en blanc sur fond noir et leurs pelvis de dessin animé collés sur leurs fesses étroitement serrées par leurs shorts en jean. Au passage, l’un des adolescents fixa sur lui le regard incisif de ses yeux bleus surmontant les narines noires moulées de son respirateur blanc. Deux personnages de haute taille suivaient. C’étaient des Noirs, le visage barbouillé d’une horrible peinture faciale beige, habillés en chirurgiens, avec de longues blouses vert pastel et des gants en latex écarlate. Était-ce les médecins, essentiellement blancs, qui avaient laissé mourir tant de gens avant l’avènement de Shapely ? Ou bien voulaient-ils représenter les laboratoires biomédicaux du Brésil, qui avaient assuré, avec un brillant succès médical et financier, la transformation de Shapely de petit prostitué illettré en source de vie splendide ? Après eux venaient les premiers morts, enveloppés de plusieurs couches de plastique translucide, chacun sur une charrette à deux roues, du genre de celle que l’on fabriquait ici pour transporter les colis ou les produits alimentaires en vrac. Ces charrettes, temporairement équipées d’étroites plateformes en contre-plaqué, étaient mues, devant, derrière et sur les côtés, par des hommes et des femmes non costumés, Yamazaki remarqua qu’ils regardaient droit devant eux et semblaient éviter tout contact visuel avec la foule qui les regardait passer.
— Celui-là, c’est Nigel, fit la bouquiniste. Il a probablement construit la charrette sur laquelle on le transporte.
— Ce sont des victimes de la dernière tempête ? s’aventura à demander Yamazaki.