— Pas lui, répliqua la femme, plissant les yeux en s’apercevant qu’elle avait affaire à un étranger au quartier. Pas avec tous les trous qu’il a dans le corps.
Il y avait sept morts en tout, chacun sur sa charrette. Venaient ensuite un homme et une femme vêtus de salopettes en papier identiques, portant à deux une lithographie plastifiée de Shapely, l’un de ces portraits édulcorés, aux yeux larges et aux joues creuses, qui mettaient invariablement Yamazaki mal à l’aise.
Ensuite, il y avait une petite silhouette rouge et bondissante, un diable, peut-être, mais sans queue ni cornes qui dansait avec un énorme fusil, un ancien AK-47 dont la culasse mobile avait depuis longtemps disparu, dont le chargeur courbe était taillé dans du bois et qui avait jadis été plongé, en entier, dans de l’émail rouge, à présent poli par d’innombrables processions comme celle-là.
Yamazaki n’avait pas besoin de demander pour savoir que le danseur en rouge représentait la manière dont Shapely était parti, cette terrible et vile stupidité qui attendait, tapie, au cœur de toute chose.
— Skinner-san ? (Il tenait le bloc-notes tout prêt.) J’ai vu passer une procession, aujourd’hui. Des morts que l’on emmenait du pont. Les victimes de la tempête.
— On ne peut pas les garder ici. On ne peut pas non plus les jeter à l’eau. La ville insiste pour qu’ils soient incinérés. Certains, qui ne veulent pas de ça, sont enterrés à Treasure Island. Quand on connaît le genre de personnes qui vivent là-bas, on se demande si c’est une très bonne idée.
Il y avait beaucoup d’allusions à Shapely dans la procession. À son histoire.
Skinner hocha la tête derrière sa petite télé.
— Des enfants avec un masque à son image. Deux Noirs déguisés en docteurs blancs. Le portrait de J.D. Shapely…
Skinner laissa entendre un grognement. Puis d’une voix lointaine :
— Ça fait une paie que je n’ai pas vu ça ici.
— En dernier, un petit personnage tout en rouge, qui faisait le pitre, un fusil d’assaut dans les mains.
— Mmm… fit Skinner en hochant la tête.
Yamazaki activa la fonction de transcription du bloc-notes.
Moi, vous savez, je n’en ai jamais profité. De ce petit morceau de lui qui est aujourd’hui dans tout le monde. Je n’en voyais pas la raison, à mon âge, et je n’ai jamais pu m’habituer à suivre un traitement, de toute manière. Même l’autre, je ne l’ai jamais eu, vous voyez. Ce ne sont pourtant pas les occasions qui ont manqué. Vous êtes trop jeune, vous, pour vous rappeler ce qu’on ressentait. Je sais, vous croyez que vous pouvez vous rappeler toutes les époques à la fois. Tout est enregistré. Numérisé. Vous n’avez qu’à rejouer le passage de votre choix. Mais ce n’est qu’un enregistrement, rien de plus. Vous ne pouvez pas savoir ce qu’on ressentait quand on les voyait s’empiler comme ça. Pas tellement ici, même si c’était terrible pour nous. Mais en Thaïlande, en Afrique, au Brésil. Bon Dieu, Scooter, ce truc-là se foutait de nous. Mais tout se passait comme au ralenti. Ces rétrovirus, ils sont comme ça. C’est un type qui me l’a dit, un jour. Il était atteint par l’ancienne forme, et il en est mort. Ce qu’il m’a dit, c’est qu’on vivait tous dans une drôle de petite poche de temps où des tas de gens pensaient encore que de tirer un coup ça ne pouvait tuer personne, pas même une femme. Vous voyez, elles ont toujours eu à s’inquiéter à cause de ça. Elles prenaient des risques à chaque fois. Risque de se faire encloquer, ou de mourir en couches, ou en essayant de les faire passer. De toute manière, leur vie était bouleversée. Mais dans cette poche de temps dont je vous parle, il y avait des pilules pour ça, des, je sais pas trop quoi, des piqûres pour les autres trucs, même ceux qui avaient tué des gens par fournées dans le passé. C’était une sacrée époque, Scooter. Et quand cette chose nous est tombée dessus, elle a tout chamboulé. On arrivait à l’an 2000. Et ça a foutu la pagaille. Il y a eu des guerres civiles partout en Europe, et ce sida qui n’arrêtait pas de progresser. Vous savez ce qu’on disait ? D’abord que c’était la faute aux homos, puis à l’armée américaine, dans je ne sais plus quel fort du Maryland, puis aux mecs qui avaient tronché des singes verts. Je vous jure. Mais devinez qui était responsable, en réalité, Scooter. C’étaient les gens. Ils étaient trop nombreux. Ils n’arrêtaient pas d’aller et venir, ils prenaient l’avion pour un rien. Vous croyez pas que c’était normal ? Qu’ils nous ramènent un virus ou deux ? Il n’y avait pas un seul endroit, sur cette foutue planète qui soit à plus de deux heures de n’importe quel autre endroit. C’est alors que ce pauvre enculé de Shapely s’est amené avec sa variété mutante, celle qui ne tuait pas. Ça ne faisait absolument rien sur vous, mais ça bouffait l’autre variété, l’ancienne, en guise de petit déjeuner. Et c’est pas la peine d’essayer de me faire croire qu’il était Jésus ou des conneries comme ça, Scooter. Jésus, j’y ai jamais beaucoup cru, de toutes manières.
— Il reste un peu de café ?
— Je vais activer le poêle.
— Mettez une goutte de Trois-en-Un dans le trou à côté du levier, Scooter. Il y a un joint à l’intérieur. Ça le maintient souple.
31
Côté chauffeur
Elle n’avait pas vu passer la première balle, mais il dut y avoir un fil de touché ou quelque chose comme ça, car la lumière s’alluma toute seule. Elle vit cependant la deuxième ou du moins le trou qu’elle fit dans le revêtement plastique imitation cuir. Quelque chose se figea en elle. Elle venait d’apprendre une chose sur les balles, c’était qu’à un moment il n’y avait rien et à un autre, il y avait un trou. Et rien entre les deux. On voit la chose quand elle est là, mais on ne la voit pas arriver.
Elle se mit à quatre pattes et avança ainsi. Mais elle ne pouvait pas juste attendre que la prochaine balle arrive. Quand elle fut devant la porte, elle vit son pantalon noir froissé, à côté d’un trousseau de clefs avec un porte-clefs gris en plastique imitation cuir. À l’endroit où Loveless avait tiré dans le plancher, il y avait une odeur spéciale. Peut-être la moquette qui avait brûlé. Elle vit que les bords du trou étaient noircis et un peu fondus.
Elle l’entendit se mettre à hurler à l’extérieur. Sa voix était rauque et caverneuse. Elle retint son souffle. Il criait qu’ils avaient (qui ça, ils ?) les meilleures relations publiques du monde, qu’ils avaient déjà vendu Hunnis Millbank, et qu’ils allaient vendre Sunflower. Si toutefois elle avait bien compris.
— Près de la porte. Ici. Du côté du chauffeur.
C’était Rydell. Et la portière de ce côté-là était ouverte.
— Il a laissé les clefs à l’intérieur, dit-elle.
— Je crois qu’il est parti par là, vers l’ancien magasin Dream Walls.
— Et s’il revient ?
— Il reviendra encore plus sûrement si on traîne trop dans le coin. Vous pouvez vous rapprocher et me jeter les clefs ?
Elle ouvrit la porte intérieure et se glissa entre les sièges baquets. Elle aperçut la tête de Rydell à côté de la portière ouverte. Elle prit les clefs et les lui jeta, sans regarder. Puis elle agrippa son pantalon et retourna à l’arrière, en se demandant si elle pourrait rentrer dans le frigo, avec les genoux repliés sous le menton.
— Vous devriez vous mettre à plat ventre ! lui cria Rydell de l’avant.
— À plat ventre ?
— Pour ne pas trop vous exposer.
— Hein ?
— Il va se mettre à tirer, dès que je vais faire… ça.