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Rydell se gara, vérifia que Chevette respirait bien, et descendit. Il s’avança vers l’homme, qui s’était redressé et s’essuyait les mains sur les cuisses de sa salopette rouge. Il était coiffé d’une vieille casquette de pêche couleur kaki avec une visière de vingt centimètres au moins. L’écusson Shell sur sa poitrine était tout effiloché.

— Vous êtes perdu, ou vous avez un problème ? demanda-t-il.

Rydell estima qu’il avait au moins soixante-dix ans.

— Je n’ai pas de problème, mais je suis bel et bien perdu, répondit-il.

Il jeta un regard aux labradors, qui ne le quittaient pas des yeux.

— Vos chiens ne semblent pas très heureux de me voir, dit-il.

— Il ne passe beaucoup d’étrangers par ici.

— J’imagine, fit Rydell.

— J’ai aussi deux chats. En ce moment, je leur donne de la bouillie séchée. Les chats se débrouillent pour attraper des oiseaux ou des souris. Vous êtes vraiment perdu ?

— Complètement. Je ne saurais même pas vous dire dans quel État nous sommes.

Le vieillard cracha par terre.

— Vous n’êtes pas le seul. Quand j’avais votre âge, ça s’appelait la Californie, et c’est comme ça que Dieu l’a voulu. Aujourd’hui, c’est SoCal, paraît-il, mais vous savez ce que je pense ?

— Non. Qu’est-ce que vous pensez ?

— Plus ça change, plus c’est la même chose. Comme cette bonne femme qui s’est installée dans cette foutue Maison-Blanche.

Il ôta sa casquette, laissant voir des cicatrices de cancer d’un blanc argenté, s’essuya le front à l’aide d’un mouchoir graisseux, puis se couvrit de nouveau la tête.

— Alors, vous êtes perdu ?

— Oui. Ma carte est en panne.

— Et vous savez lire une carte en papier ?

— Oui, bien sûr.

— Qu’est-ce qu’elle a sur la tête ?

Il regardait derrière Rydell. Celui-ci se tourna et vit Chevette, penchée par-dessus le siège baquet, qui les observait.

— C’est sa coiffure, dit-il.

— Merde alors ! Elle pourrait être mignonne.

— Oui, fit Rydell.

— Vous voyez la boîte de Cream o’Wheat, là-bas ? Vous êtes capable de m’en verser une mesure dans ce bol quand l’eau se mettra à bouillir ?

— Entendu.

— Je vais vous chercher une carte. Skeeter et Whitey vous tiendront compagnie pendant ce temps.

PARADISE, SOCAL

COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE

5 KM

CAMPING INTERDIT

DALLES EN CIMENT

TOUS RACCORDEMENTS

PÉRIMÈTRE DE SÉCURITÉ ÉLECTRIFIÉ

BAIGNADE GRATUITE

CRÈCHE CHRÉTIENNE HOMOLOGUÉE (SOCAL)

327 CHAÎNES PAR SATELLITE

Et il y avait une croix encore plus haute qui se dressait un peu plus loin, faite avec de vieux rails de chemin de fer soudés constituant une sorte d’armature soutenant de vieux postes de télévision dont les écrans morts regardaient en direction de la route.

Chevette s’était endormie, aussi elle avait tout raté.

Rydell se revit en train d’appeler le numéro de Sublett à L.A. sur le téléphone de Codes. Il y avait eu une drôle de sonnerie, qui l’avait presque fait raccrocher, mais ce n’était qu’une retransmission d’appel, Sublett ayant obtenu l’autorisation de s’absenter pour aller au chevet de sa mère malade.

— Tu veux dire que tu es au Texas ?

— À Paradise, Berry. Maman est malade parce qu’on l’a transférée ici en SoCal, avec pas mal d’autres.

Sublett lui avait expliqué où c’était tandis que Rydell examinait la carte du vieux de la station Shell.

— Hé ! s’était exclamé Rydell lorsqu’il avait compris à peu près dans quelle direction il fallait aller. Qu’est-ce que tu dirais si je passais te faire une petite visite, hein ?

— Je croyais que tu avais trouvé du boulot à San Francisco.

— Je t’en parlerai quand on se verra.

— Tu sais ce qu’ils disent de moi, ici ? Que je suis un apostat.

— Un quoi ?

— Un apostat. Parce que j’ai montré à ma mère ce film de Cronenberg, Vidéodrome, tu saisis ? Ils disent que c’est le diable qui a fait ça.

— Je croyais que Dieu était dans tous les films.

— Il y en a qui sont l’œuvre du diable, Berry. C’est ce que dit le révérend Fallon, en tout cas. D’après lui, tous les films de Cronenberg entrent dans cette catégorie.

— Il est à Paradise, lui aussi ?

— Dieu merci, non. Il est dans les tunnels des îles Anglo-Normandes, quelque part entre la France et l’Angleterre. Et il ne peut pas les quitter, non plus, parce qu’il a besoin de rester à l’abri.

— Contre quoi ?

— Le fisc. Tu sais qui a creusé ces tunnels, Rydell ?

— Qui ?

— Hitler. Avec de la main-d’œuvre forcée.

— Je ne savais pas, fit Rydell.

Il imaginait le terrible petit moustachu, un long fouet à la main, juché sur un rocher.

Il y eut une nouvelle pancarte, beaucoup moins professionnelle que la précédente, de simples planches où s’étalaient des lettres tracées à la peinture noire.

ES-TU PRÊT POUR L’ÉTERNITÉ ?

IL EST VIVANT ! ET TOI ?

REGARDE LA TÉLÉVISION !

— Regarde la télévision ?

Elle s’était réveillée.

— Pour les Fallonistes, expliqua Rydell, c’est là qu’il est. À la télé. Je veux parler de Dieu, bien sûr.

— Dieu est à la télé ?

— Oui il fait partie du décor, ou quelque chose comme ça. La mère de Sublett, elle, fait partie de l’Église, mais Sublett, lui, il est déchu, un truc comme ça.

— Et qu’est-ce qu’ils font ? Ils prient en regardant la télé ou quoi ?

— Ce serait plutôt une sorte de méditation, je pense. Ils regardent surtout les vieux films, en s’imaginant que s’ils les regardent suffisamment longtemps l’esprit finira par entrer en eux.

— Dans l’Oregon, on avait les Nazaréens de la Révélation Aryenne. Première Église de Jésus des Survivalistes. La première chose qu’ils faisaient en vous voyant, c’était de vous tirer dessus.

— C’est triste, murmura Rydell tandis que le camion émergeait au sommet d’une petite montée. Des chrétiens pareils…

Ils aperçurent alors Paradise, en bas, éclairée par de multiples lampadaires.

Le périmètre de sécurité annoncé par la pancarte était en réalité constitué de rouleaux de fil de fer barbelé délimitant un peu moins d’un hectare. Il était peu probable qu’ils soient électrifiés, mais il vit qu’il y avait des détecteurs de présence avec alarme sonore tous les trois ou quatre mètres, de sorte que cela devait être efficace de toute manière. Il y avait une espèce de guérite avec une barrière à l’endroit où la route pénétrait à l’intérieur, mais le dispositif ne semblait protéger qu’une dizaine de camping-cars, caravanes et semi-remorques garés sur des dalles en ciment groupées autour de ce qui semblait être un pylône radio à l’ancienne dont on avait couvert le sommet de tout un ensemble d’antennes paraboliques. Quelqu’un avait improvisé un barrage en travers d’un cours d’eau pour faire une espèce de mare pour la baignade, mais le cours d’eau en question ressemblait à ces effluents industriels autour desquels on ne s’attend même pas à rencontrer des insectes, et encore moins des oiseaux.

L’éclairage, par contre, ne manquait pas. Il entendait le ronflement des grosses génératrices tandis qu’ils descendaient lentement la pente.