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Il entendit un camion s’arrêter sous ses fenêtres, ce qu’il n’était pas censé faire. Il se figea et se mit à réfléchir à toute allure. Une bombe de forte puissance, juste sous son nez… et sentit la panique s’emparer de lui. Il entendit un sergent aboyer, puis il y eut des palabres et le camion s’éloigna quelque peu, bien qu’il pût toujours en entendre le moteur.

Au bout d’un moment, il perçut des voix sonores dans la cage d’escalier qui débouchait dans le hall. Il y avait dans le ton de ces voix quelque chose qui le glaça. Il essaya bien de se traiter d’idiot et de rallumer les lumières, mais il n’en continua pas moins à les entendre. Puis il y eut quelque chose comme un cri subitement interrompu. Il se secoua et dégaina son arme en regrettant de ne rien avoir sur lui de plus efficace que ce petit revolver d’ordonnance. Il se dirigea ensuite vers la porte. Les voix rendaient un son étrange ; certaines frôlaient l’exclamation tandis que d’autres essayaient manifestement de se contenir. Il entrouvrit la porte, puis franchit le seuil ; son aide de camp se trouvait devant la porte du fond, qui donnait sur les escaliers, et regardait vers le bas.

Il rengaina son arme, alla rejoindre l’aide de camp et suivit son regard. Dirigeant le sien vers le fond du hall, il vit Livuéta qui tournait vers lui des yeux écarquillés ; il y avait encore là quelques soldats, un officier. Tous faisaient cercle autour d’une petite chaise en bois blanc. Il fronça les sourcils ; Livuéta avait l’air bouleversée. Il descendit rapidement les marches. Soudain, Livuéta bondit à sa rencontre, sa jupe virevoltant autour de ses chevilles. Elle le heurta violemment et lui posa les deux mains sur la poitrine. Il fit un pas en arrière, chancelant, abasourdi.

— Non, lança-t-elle. (Elle avait les yeux brillants, le regard fixe. Jamais il ne l’avait vue aussi pâle.) Retourne d’où tu viens.

Elle avait la voix pâteuse, on aurait dit la voix de quelqu’un d’autre.

— Livuéta…, commença-t-il d’un ton irrité en se détachant du mur et en essayant de voir, par-dessus l’épaule de la jeune femme, ce qui se passait dans le hall autour de cette petite chaise blanche.

À nouveau elle le repoussa.

— Va-t’en, reprit l’étrange voix pâteuse.

Il enserra ses poignets.

— Livuéta, fit-il à voix basse tout en indiquant du regard les gens qui se tenaient derrière eux, dans le hall.

— Va-t’en, répéta l’étrange et terrifiante voix.

Exaspéré, il l’écarta de force et tenta de passer outre. Elle voulut l’agripper par-derrière.

— Arrière ! fit-elle d’une voix étranglée.

— Livuéta, ça suffit !

Il la repoussa sans ménagement : il commençait à se sentir gêné. Puis il dévala l’escalier en faisant claquer ses talons sur les marches avant qu’elle ait pu faire mine de l’agripper à nouveau.

Pourtant, elle se lança à sa poursuite et lui entoura la taille de ses bras.

— Va-t’en, va-t’en, supplia-t-elle encore.

Il fit volte-face.

— Lâche-moi ! Je veux savoir ce qui se passe !

Il était plus fort qu’elle ; il lui tordit les bras pour l’obliger à le lâcher et la fit tomber sur les marches. Puis il reprit sa descente et traversa le hall au sol dallé en direction du petit groupe d’hommes muets qui entouraient la chaise.

Celle-ci était minuscule, et si fragile qu’un adulte l’aurait brisée sous son poids. Elle était petite et blanche et, lorsqu’il fit deux pas de plus, alors que le reste de l’assistance, le hall, le château, le monde et l’univers s’enfonçaient dans les ténèbres et le silence, alors qu’il se rapprochait de plus en plus de la chaise, il vit qu’elle avait été fabriquée avec les os de Darckense Zakalwe.

Les pieds arrière étaient faits de fémurs, ceux de devant de tibias et d’autres os encore. Les bras avaient fourni le cadre, les côtes formaient le dossier. Sous celui-ci se trouvait le pelvis, ce pelvis qui avait été fracassé bien des années plus tôt dans le navire de pierre et dont les éclats s’étaient ressoudés ; la substance plus foncée dont s’étaient pour cela servis les chirurgiens apparaissait très nettement, elle aussi. Au-dessus des côtes se trouvait la clavicule, elle aussi fracturée et ressoudée, souvenir d’une chute de cheval.

Ils avaient tanné sa peau afin de confectionner un petit coussin ; il y avait un minuscule bouton tout simple dans le nombril et, dans un coin, une imperceptible trace annonçant la présence de poils sombres mais légèrement teintés de roux.

Il y a des escaliers, Livuéta, l’aide de camp et le bureau de l’aide de camp entre ici et là-bas, se surprit-il à songer lorsqu’il se retrouva à nouveau debout devant son bureau.

Il sentit le goût du sang dans sa bouche et regarda sa main droite. Il crut se souvenir d’avoir donné un coup de poing à Livuéta en remontant l’escalier. Quelle horreur, faire cela à sa propre sœur…

Distrait, il regarda quelques instants autour de lui. Tout lui parut flou.

Il leva la main dans l’intention de se frotter les yeux, et découvrit qu’elle tenait le revolver.

Il l’appliqua contre sa tempe.

C’était bien, se rendit-il alors compte, ce qu’Éléthiomel attendait de lui, mais, de toute façon, que faire d’autre face à un monstre pareil ? Après tout, on ne pouvait pas encaisser indéfiniment les coups.

Il regarda les portes en souriant (quelqu’un les martelait de coups de poing en criant un mot qui pouvait être son nom ; il ne savait plus très bien). Quelle absurdité ! Faire Ce Qu’il Faut. Unique Porte De Sortie. Au Nom De l’Honneur. Quel ramassis d’âneries ! Rien que le désespoir, l’ultime éclat de rire, ouvrir une bouche dans l’os pour affronter directement le monde ; là.

Mais pareille habileté consommée, pareille compétence, cette faculté d’adaptation, cette cruauté aveugle et paralysante, cet usage des armes alors que tout pouvait devenir arme…

Sa main tremblait. Il vit que les portes étaient sur le point de céder. On devait leur porter des coups formidables. Il se dit qu’il avait dû fermer à clef ; il n’y avait personne d’autre que lui dans la pièce. J’aurais dû choisir une arme plus sérieuse, songea-t-il ; celle-là ne suffira peut-être pas.

Il avait la bouche très sèche.

Il plaqua plus fort le canon sur sa tempe et appuya sur la détente.

Les forces assiégées entourant le Staberinde tentèrent une sortie dans l’heure qui suivit. Pendant que les chirurgiens luttaient pour lui conserver la vie.

La bataille fut rude, et ils faillirent bien la gagner.

Quatorze

— Zakalwe…

— Non.

Toujours le même refus. Ils se trouvaient dans un jardin public, au bord d’une grande pelouse soigneusement tondue, sous de hauts arbres écimés. La brise tiède leur apportait des senteurs marines ainsi qu’un parfum de fleurs, et traversait le bosquet en murmurant. Les brumes matinales de plus en plus diaphanes voilaient encore deux soleils. Exaspérée, Sma secoua la tête et s’éloigna de quelques pas.

Il s’adossa à un arbre et sa main se referma sur sa poitrine ; il respirait difficilement. Skaffen-Amtiskaw planait dans les airs non loin de là ; sans cesser de surveiller l’homme, il jouait avec un insecte posé sur le tronc d’un autre arbre.

Skaffen-Amtiskaw considérait que l’homme était fou ; en tout cas, il était bizarre. Il n’avait jamais vraiment dit pourquoi il s’était ainsi aventuré en plein branle-bas de combat lorsque la citadelle avait été prise d’assaut. Quand Sma et le drone avaient fini par le retrouver et l’emporter avec eux, criblé de balles, à moitié mort et délirant tout en haut du mur d’enceinte, il avait exigé qu’on le mette dans un état stationnaire, sans plus. Il ne voulait pas qu’on le guérisse. Il refusait d’entendre raison, et pourtant le Xénophobe – lorsqu’il était venu les chercher – n’avait pas voulu le déclarer dément et incapable de décider par lui-même ; le vaisseau l’avait donc consciencieusement mis en sommeil à métabolisme lent pendant les deux semaines de voyage qui les séparaient de la planète où vivait à présent la femme nommée Livuéta Zakalwe.