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Il sortit de son sommeil lent aussi malade qu’il y était entré. L’homme était un véritable désastre ambulant, et il avait encore deux balles dans le corps, mais il ne voulait recevoir aucun traitement avant d’avoir vu cette femme. Bizarre, songea Skaffen-Amtiskaw en étendant un champ afin de barrer le passage à un petit insecte qui s’acheminait à tâtons sur un tronc d’arbre. L’insecte changea de direction en agitant ses antennes. Il y avait un autre type d’insecte un peu plus haut sur le tronc, et Skaffen-Amtiskaw essayait de faire en sorte que les deux se retrouvent face à face, histoire de voir ce qui se passerait.

Oui, bizarre, et peut-être même pervers.

— Bon.

Il toussa. Un de ses poumons s’emplit de sang, songea le drone.

— Allons-y.

Il se détacha de l’arbre. Skaffen-Amtiskaw abandonna à regret son jeu avec les deux insectes. Cela lui faisait une drôle d’impression de se trouver sur cette planète connue mais non encore complètement répertoriée par Contact. C’était la recherche théorique, plutôt que l’exploration pratique, qui avait permis sa découverte et – même si elle n’avait rien de bien exotique, et qu’on n’y eût donc mené qu’une inspection sommaire –, dans les faits, elle était toujours terra incognita, et le drone se maintenait constamment en état d’alerte quasi maximale, au cas où elle recèlerait quelque mauvaise surprise.

Sma revint vers l’homme au crâne lisse et lui passa un bras autour de la taille afin de le soutenir. Ensemble ils gravirent la petite pelouse en pente qui remontait doucement vers un talus peu élevé. Skaffen-Amtiskaw resta quelques instants à couvert sous la cime des arbres pour les regarder faire, puis se laissa lentement choir sur eux alors qu’ils en atteignaient le faîte.

L’homme chancela en voyant ce qui l’attendait de l’autre côté, dans le lointain. Le drone se dit qu’il serait tombé sur l’herbe si Sma n’avait pas été là pour le retenir.

— Merde ! souffla-t-il en s’efforçant de se redresser.

La brume continuait de se dissiper, et un rayon de soleil oblique apparut brusquement, qui le fit cligner des yeux.

Il fit encore deux ou trois pas mal assurés, se dégagea de l’emprise de Sma et se retourna une seule fois, embrassant du regard le paysage bucolique, avec ses arbres taillés et ses pelouses manucurées, ses murailles ornementales et ses délicates pergolas, ses mares ceintes de rocaille et les sentiers ombragés qui serpentaient entre des bosquets paisibles. Et tout là-bas, au loin, sertie dans les arbres centenaires, se profilait la forme noire et dévastée du Staberinde.

— On en a fait un putain de parc ! dit-il dans un souffle.

Il resta debout là, oscillant sur place, légèrement courbé, à contempler la silhouette martyrisée du vieux vaisseau de guerre. Sma vint le rejoindre. Elle crut le voir s’affaisser et s’empressa de lui encercler à nouveau la taille. Il grimaça de douleur ; tous deux se remirent en marche et descendirent jusqu’au sentier qui menait au navire.

— Pourquoi voulais-tu voir tout cela, Chéradénine ? s’enquit Sma d’une voix douce tandis que le gravier crissait sous leurs pas.

Le drone flottait au-dessus d’eux, un peu en arrière.

— Mmm ? fit l’autre sans quitter une seconde le vaisseau des yeux.

— Pourquoi tenais-tu à venir jusqu’ici, Chéradénine ? Elle n’est pas là. Ce n’est pas ici qu’elle se trouve.

— Je le sais, répondit-il d’une voix à peine perceptible. Je le sais très bien.

— Alors, pourquoi vouloir contempler cette ruine ?

Il ne répondit pas tout de suite. On aurait dit qu’il n’avait pas entendu. Pourtant, au bout d’un moment il prit une profonde inspiration – qui le fit tressaillir de douleur – et secoua sa tête rasée et nimbée de sueur en disant :

— Oh, simplement pour… célébrer le passé…

Ils traversèrent un nouveau bouquet d’arbres et ressortirent de l’autre côté. Alors l’homme secoua à nouveau la tête : ils avaient à présent une meilleure vue sur le vaisseau.

— Je n’aurais jamais cru… qu’on lui réserverait un sort pareil, reprit-il.

— Quel sort ? s’enquit Sma.

— Tu vois bien, répliqua-t-il en indiquant la coque noircie d’un mouvement du menton.

— Et quel sort lui a-t-on donc réservé, Chéradénine ? insista patiemment Sma.

— On en a fait… (Il s’interrompit, toussa, et son corps tout entier se contracta de douleur.) Un élément décoratif. Ce maudit machin est devenu une relique.

— C’est du navire que tu parles ?

Il la regarda comme si elle était devenue folle.

— Mais oui, répondit-il. Naturellement.

Pour Skaffen-Amtiskaw, il n’y avait là rien d’autre qu’une vieille coque de gros cuirassé cimenté en cale sèche. Il entra néanmoins en contact avec le Xénophobe, qui passait le temps en dressant une carte détaillée de la planète.

— Hello, vaisseau. Dis-moi : cette épave dans le parc… Zakalwe semble très intéressé. Je me demande bien pourquoi. Ça t’ennuie de faire quelques recherches ?

— Un moment ; il me reste à faire un continent, le fond des mers et le sous-sol.

— Tout ça sera encore là tout à l’heure ; il pourrait y avoir quelque chose d’intéressant dans ce que je te demande.

— Patience, Skaffen-Amtiskaw.

Pédant, se dit le drone en coupant la communication.

En descendant les sentiers sinueux, les deux humains dépassèrent des corbeilles à papier, des bancs, des tables à pique-nique et des centres d’information. Skaffen-Amtiskaw en activa un au passage, et une bande magnétique pleine de craquements se mit à défiler lentement :

— L’appareil que vous voyez devant vous…

Ça va prendre un temps fou, songea le drone. Il accéléra donc le rythme au moyen de son effecteur ; la voix grimpa dans les aigus et devint incompréhensible. Sur ce la bande cassa. Skaffen-Amtiskaw lui assena l’équivalent-effecteur d’une tape irritée et abandonna sur le gravier du chemin la machine à présent toute fumante et dégoulinante de plastique fondu, tandis que les deux humains entraient dans l’ombre du cuirassé meurtri.

On n’avait rien modifié ; il avait été bombardé, criblé d’obus, mitraillé, soufflé par de multiples explosions et à moitié éventré, mais non pas détruit. Aux endroits que la main ne pouvait atteindre et que la pluie avait laissés intacts apparaissait encore la suie qu’avaient laissée les flammes sur le blindage, quelque deux siècles plus tôt. Ses tourelles offensives gisaient sur place, ouvertes comme de vulgaires boîtes de conserve ; les ponts successifs étaient hérissés de fûts de canons et de mires pointant en tous sens ; un enchevêtrement d’espars et d’antennes tombées recouvrait une batterie de projecteurs brisés et d’antennes paraboliques de guingois ; son unique cheminée penchait, à demi affaissée, et le métal était comme grêlé, éraflé.

Un petit escalier montait à l’abri d’un auvent vers le pont principal ; devant eux, un couple et ses deux enfants. Skaffen-Amtiskaw flottait, presque invisible, à une dizaine de mètres de là, et s’élevait dans les airs à mesure qu’ils gravissaient les marches. L’un des deux bambins, une fille, poussa un cri en voyant venir derrière elle en boitillant cet homme chauve au regard fixe. Sa mère la prit dans ses bras.