— Et c’est alors que la guerre a commencé, reprit-il en regardant défiler sans les voir les derniers quartiers de banlieue. (Le train accéléra encore et la campagne apparut, verte et floue.) Et les deux garçons, qui étaient devenus des hommes… se retrouvèrent dans deux camps opposés.
— Passionnant, communiqua le Xénophobe à Skaffen-Amtiskaw. Je crois que je vais entreprendre quelques recherches rapides, finalement.
— Pas trop tôt, lui renvoya le drone sans cesser d’écouter l’homme qui parlait.
Ce dernier leur raconta la guerre, le siège du Staberinde, la percée des troupes assiégées… et leur raconta l’homme, le garçon qui avait, lui aussi, joué dans le jardin, et qui, au plus profond d’une nuit atroce, avait provoqué l’événement qui fit que, par la suite, on l’appela le Chaisier ; et il leur parla du petit matin où le frère et la sœur de Darckense avaient découvert le forfait d’Éléthiomel, et où le frère avait voulu attenter à ses jours, renoncer à ses responsabilités de général, abandonner ses armées et sa sœur dans l’égoïsme du désespoir.
Et il leur parla de Livuéta, qui n’avait jamais pardonné et qui l’avait suivi – encore qu’il ne l’ait pas su à l’époque – sur un autre vaisseau froid, un siècle durant, à travers l’intraitable et paisible lenteur de l’espace, jusqu’à cet endroit où les icebergs tournoyaient autour d’un pôle-continent, en se multipliant, en se heurtant les uns aux autres et en perdant peu à peu de l’ampleur, pour l’éternité… Mais là, elle l’avait perdu, comme si sa piste s’était effectivement retrouvée prise sous les glaces ; alors elle était restée, et pendant des années elle l’avait cherché. Comment aurait-elle pu savoir qu’il s’était embarqué pour une tout autre vie, emmené par la dame si grande qui marchait dans le blizzard comme si le blizzard n’existait pas, avec derrière elle un petit vaisseau qui la suivait comme un animal bien dressé.
Alors Livuéta Zakalwe avait baissé les bras et entrepris un autre interminable voyage, destiné celui-là à soulager le fardeau des souvenirs et, là où elle avait échoué – le vaisseau interrogea le drone sur l’emplacement exact, et Skaffen-Amtiskaw lui fournit le nom de la planète et de son système, qui se trouvaient à quelques décennies de là –, on avait fini par retrouver sa trace, après la dernière mission que Zakalwe avait remplie pour leur compte.
Skaffen-Amtiskaw se souvint. Il se souvint de cette femme aux cheveux gris ; au seuil de la vieillesse, elle travaillait dans une clinique, au beau milieu des taudis d’un fragile bidonville, taudis éparpillés comme autant de déchets sur la boue et les collines boisées surplombant une ville tropicale ; celle-ci donnait sur des lagons miroitants et des bancs de sable et, plus loin, sur les rouleaux d’un immense océan. Maigre, des cernes sous les yeux, un enfant au ventre proéminent calé sur chaque hanche… c’était ainsi qu’ils l’avaient trouvée lors de leur première visite ; debout au centre d’une salle noire de monde, entourée d’enfants qui la tiraient par l’ourlet de sa robe en geignant.
Le drone avait appris à reconnaître toute la gamme des expressions faciales panhumaines ; en déchiffrant celle qui s’était peinte sur les traits de Livuéta Zakalwe au moment où elle avait aperçu Zakalwe, il avait eu la sensation d’assister à une scène extraordinaire. Il y avait là tant de surprise, mais aussi tant de haine !
— Chéradénine…, dit Sma avec tendresse en recouvrant doucement de sa main celle de son compagnon.
Son autre main alla se poser sur la nuque du blessé, qu’elle se mit à caresser à mesure que sa tête s’inclinait vers la tablette. Il se détourna pour regarder les prairies défiler à toute vitesse, telle une mer d’or pur.
Puis il leva une main et la passa lentement sur son front et son crâne chauve, comme on passe la main dans une longue chevelure.
Couraz était passée par tous les stades : la glace et le feu, la terre et l’eau. Jadis, cet isthme de belle taille avait été rocs et glaciers, puis terre boisée à mesure que le monde et ses continents bougeaient et que le climat changeait. Par la suite ce devint un désert, puis la région subit un sort qui dépassait les capacités du globe proprement dit : un astéroïde gros comme une montagne la frappa de plein fouet, telle une balle entrant dans la chair.
Dans un déchaînement de violence, la chose atteignit le cœur de granite et, sous le choc, la planète tinta comme une cloche. Deux océans se rencontrèrent pour la première fois ; la poussière soulevée par cette gigantesque explosion masqua entièrement le soleil, déclencha l’apparition d’une brève ère glaciaire et raya de la surface des milliers d’espèces vivantes. Ce cataclysme donna leur chance aux ancêtres de l’espèce qui, plus tard, gouvernerait la planète.
Au fil des millénaires, à mesure que la planète réagissait au traumatisme, le cratère devint un dôme ; les océans se retrouvèrent à nouveau séparés lorsque la roche – dont même les couches apparemment les plus solides ondulèrent et se déformèrent, sur une formidable échelle temporelle et spatiale – se souleva en retour, telle une contusion se formant, avec des millénaires de retard, sur la peau du monde.
Sma avait trouvé une brochure d’information dans la pochette d’un siège. Elle la délaissa une seconde pour regarder l’occupant du siège voisin du sien. Il s’était endormi. Il avait les traits tirés, le teint grisâtre ; il paraissait vieux tout à coup. Jamais elle ne lui avait vu l’air aussi décrépit, aussi mal en point. Même le jour où il s’était fait décapiter, il avait meilleure mine !
— Zakalwe, murmura-t-elle en secouant la tête. Qu’est-ce qui ne va pas chez toi ?
— Désir de mort, marmonna le drone à voix basse. Avec des complications d’extraverti.
Sma secoua à nouveau la tête et retourna à sa brochure. L’homme dormait d’un sommeil agité sous le contrôle étroit du drone.
En prenant connaissance de l’histoire de Couraz, Sma se remémora brusquement la forteresse où le module du Xénophobe était venu la chercher par une belle journée ensoleillée, qui lui paraissait à présent aussi éloignée dans le temps que dans l’espace. Elle détourna les yeux d’une photo de l’isthme vu de l’espace, retourna en pensée à sa maison sous le barrage et se sentit toute pleine de nostalgie.
… Couraz avait été une ville fortifiée, une prison, une forteresse, une cité, une cible. À présent – et cela tombait peut-être à point, songea-t-elle en contemplant le blessé qui frissonnait à ses côtés –, le vaste dôme rocheux contenait une petite ville dont la majeure partie était occupée par le plus grand hôpital du monde.
Le train fonça dans un tunnel creusé à même la roche.
Ils sortirent de la gare et prirent un ascenseur en direction d’un des niveaux d’accueil de l’hôpital. Ils prirent place sur un divan entouré de plantes en pot et baignant dans une musique douce pendant que le drone, posé par terre à leurs pieds, se branchait sur le plus proche terminal d’ordinateur afin d’y puiser les renseignements requis.
— J’ai trouvé ! annonça-t-il tranquillement. Va voir la réceptionniste et donne-lui ton nom ; je t’ai commandé un laissez-passer. Aucune vérification ne sera demandée.
— Allez, viens, Zakalwe. (Sma se releva, alla chercher son sauf-conduit et aida l’homme à se remettre debout, ce qu’il fit en chancelant.) Écoute, Chéradénine, dit-elle, laisse-moi essayer de…
— Emmène-moi jusqu’à elle, c’est tout.
— Laisse-moi d’abord lui parler.
— Non, emmène-moi. Tout de suite.