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Les deux femmes s’étaient immobilisées, fascinées et horrifiées à la fois par les gestes de la machine.

Par des moyens qui lui étaient propres, celle-ci détacha une à une les couches du cerveau de l’homme : cortex, système limbique, thalamus/cervelet… Elle se mouvait entre ses défenses et ses armements, le long de ses avenues et de ses voies, à travers les entrepôts et les régions de sa mémoire, fouillant, repérant, réparant, cautérisant.

— Que vouliez-vous dire ? reprit Sma comme en un rêve en s’adressant à la femme plus âgée qui était sur le point de quitter la pièce. Que vouliez-vous dire par « non » ? Que vouliez-vous dire en affirmant qu’il n’est pas votre frère ?

— Je veux dire par là que cet homme n’est pas Chéradénine Zakalwe, soupira Livuéta Zakalwe en regardant le drone mener son étrange intervention sur le malade.

Elle était… Elle était… Elle était…

Sma se surprit à contempler la femme en fronçant les sourcils.

— Comment ? Mais alors…

Arrière ; il faut revenir tout droit en arrière. Que fallait-il que je fasse ? Retourner en arrière. L’important est de gagner. En arrière ! Rien ne doit s’opposer à ce fait incontestable.

— Chéradénine Zakalwe, mon frère, enchaîna Livuéta Zakalwe, est mort il y a presque deux cents ans. Peu de temps après avoir reçu les os de notre sœur façonnés en forme de chaise.

Le drone aspira le sang contenu dans le cerveau de l’homme, introduisant un filament-champ creux dans les tissus endommagés et collectant le liquide rouge dans un petit flacon translucide. Un autre tube-filament se chargea de recoudre les tissus déchirés. La machine en aspira encore une certaine quantité afin de faire baisser la tension, et se servit de son effecteur pour modifier les taux de sécrétion de certaines glandes afin qu’elle ne remonte pas aussi haut d’un bon moment. Puis le drone étendit un étroit tube de champ en direction d’un petit lavabo situé sous la fenêtre et déversa l’excès de sang dans la bouche d’évacuation avant d’ouvrir brièvement le robinet. Le sang disparut dans un gargouillement.

— L’homme que vous connaissez sous le nom de Chéradénine Zakalwe…

Faire face en faisant face, voilà ce que j’ai toujours fait ; Staberinde, Zakalwe ; ces noms me font mal, mais comment m’y prendre autrement pour…

— … est celui qui a pris le nom de mon frère, comme il a pris la vie de mon frère, comme il a pris la vie de ma sœur…

Mais elle…

— … C’était lui le commandant du Staberinde. C’est lui le Chaisier. Celui-ci, c’est Éléthiomel.

Livuéta Zakalwe sortit et referma la porte derrière elle.

Sma se retourna, le visage d’une pâleur mortelle, pour contempler le corps de l’homme qui gisait sur le lit… tandis que Skaffen-Amtiskaw poursuivait son œuvre, absorbé par ses efforts, tendu vers la victoire.

ÉPILOGUE

La poussière les suivit, bien que le jeune homme eût plusieurs fois répété qu’il pleuvrait peut-être. Le vieil homme n’était pas d’accord, il disait qu’il ne fallait pas se fier aux nuages qui chapeautaient les montagnes. Ils poursuivirent leur route à travers les paysages déserts, dépassant des champs noircis, des cottages qui n’avaient plus que leurs quatre murs, des fermes en ruine, des villages calcinés et des villes encore fumantes, jusqu’à ce qu’ils parviennent à la cité abandonnée. Là, leur véhicule emplit de ses rugissements de vastes artères désertes ; plus tard, il emprunta cahin-caha une étroite allée bordée d’éventaires nus serrés les uns contre les autres ainsi que de piquets branlants supportant une marquise en lambeaux, ne laissant derrière lui qu’un fin tourbillon de bois hérissé d’échardes et de tissu claquant follement au vent.

Ils décrétèrent que le Jardin Royal était le meilleur endroit pour poser une bombe : les troupes trouveraient à s’y cantonner à l’aise tandis que le haut commandement irait en occuper les majestueux pavillons. Le vieil homme, lui, croyait qu’ils voudraient occuper le Palais ; mais son compagnon restait persuadé que les envahisseurs étaient au fond du cœur des créatures du désert, et qu’ils préféreraient les espaces dégagés du parc à l’encombrement de la Citadelle.

Ils cachèrent donc la bombe dans le Grand Pavillon et l’amorcèrent ; puis ils se disputèrent pour savoir s’ils avaient bien agi. Ils se querellèrent aussi pour savoir s’il fallait attendre, pour savoir ce que l’on ferait si l’armée restait délibérément à l’écart de la ville, pour savoir si, après l’Événement attendu, les autres armées se replieraient, terrifiées, ou bien se diviseraient en unités plus petites chargées de poursuivre l’invasion, ou encore si elles comprendraient que l’arme utilisée était unique en son genre, et poursuivraient donc leur progression régulière, animées d’un esprit de vengeance encore plus aveugle qu’avant. Ils se disputèrent encore pour savoir si les envahisseurs commenceraient par bombarder la ville ou s’ils expédieraient d’abord des éclaireurs, et – s’ils envoyaient bel et bien les obus – pour savoir quelle serait leur cible. On prit des paris.

Ils n’étaient d’accord que sur un seul point : ils étaient en train de gaspiller l’unique bombe atomique dont disposât leur camp – l’ennemi, lui, n’en avait aucune. En effet, s’ils ne s’étaient pas trompés et si l’envahisseur se comportait selon leurs prévisions, tout ce qu’ils pouvaient espérer obtenir c’était l’anéantissement d’une armée, ce qui en laissait encore trois, chacune capable de mener l’invasion à terme. Comme les vies humaines en jeu, cet engin nucléaire allait être largué en pure perte.

Ils contactèrent leurs supérieurs par radio et, usant d’une formule codée, les mirent au courant. Au bout d’un court moment, ils reçurent la bénédiction du haut commandement sous la forme, là encore, d’un unique mot de code. Leurs maîtres ne croyaient pas vraiment que l’arme puisse fonctionner.

Le plus âgé des deux s’appelait Cullis, et c’était lui qui avait eu le dernier mot lorsqu’ils s’étaient disputés pour savoir s’il fallait ou non attendre sur place ; ils s’étaient donc installés dans leur haute et majestueuse citadelle, et y avaient trouvé une grande quantité d’armes et de vin. Ils s’étaient enivrés, ils s’étaient raconté des plaisanteries vieilles comme le monde et avaient échangé d’outrageux récits de hauts faits et de conquêtes ; à un moment donné, l’un des deux demanda à l’autre ce qu’était le bonheur et s’entendit faire une réponse passablement irrévérencieuse, mais par la suite, ni l’un ni l’autre ne put se rappeler qui avait posé la question et qui avait donné la réponse.

Ils dormirent, se réveillèrent et recommencèrent à s’enivrer, à raconter des histoires et des récits mensongers, et à un moment une légère averse doucha délicatement la ville ; de temps en temps le jeune homme passait la main sur sa tête rasée, dans une longue et épaisse chevelure qui n’était plus là.