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Ils attendirent encore, et, quand les premiers obus se mirent à tomber, ils s’aperçurent qu’ils n’avaient pas attendu au bon endroit ; ils s’enfuirent donc précipitamment, dévalèrent les marches, et se retrouvèrent dans la cour, où ils sautèrent dans un véhicule à chenilles ; puis ils s’enfoncèrent à vive allure dans le désert, et à travers des terres incultes, et y dressèrent le camp à la tombée de la nuit ; alors ils s’enivrèrent à nouveau et restèrent tout spécialement éveillés, cette nuit-là, pour ne pas manquer la déflagration.

CHANSON DE ZAKALWE

Les troupes défilent Sous ma fenêtre. Tu devrais être en mesure de dire, ce me semble. Si elles s’en vont ou si elles reviennent Aux espaces vides qui trouent leurs rangs. Tu es un imbécile, ai-je dit Avant de prendre le chemin de la porte, Ou bien était-ce celui du bar ? Je ne sais plus, Afin qu’habile, ma gorge avale L’apparence de mes mensonges les plus beaux. J’ai fait face à l’ombre des choses, Tu t’es appuyé au carreau, Pour regarder dans le vide. Quand partirons-nous ? Nous pouvons nous retrouver bloqués ici, Pris au piège                      (tournant en rond) Si nous tentons de tenir trop longtemps. Pourquoi ne pas partir maintenant ? Je n’ai rien dit, J’ai caressé un verre fendillé, Connaissance exclusive dans le silence ; La bombe ne vit que tant qu’elle tombe.
— Shéas Engen.
Œuvres complètes (Édition posthume).
18e mois, 355e Grande Année (calendrier prophétique de Shtaller).
Volume IX : « Poèmes de jeunesse et esquisses non retenues ».

ÉTATS DE GUERRE

Prologue

Le sentier qui montait vers la plus haute des terrasses cultivées suivait un cours sinueux jusqu’à l’extravagance afin de permettre aux fauteuils roulants de vaincre la déclivité. Il lui fallut six minutes et demie de travail acharné pour arriver en haut ; il y parvint tout en sueur, mais en ayant battu son précédent record, ce qui ne manqua pas de le réjouir. Son souffle répandait un petit nuage dans l’air glacé tandis qu’il déboutonnait sa lourde veste molletonnée, puis propulsait son fauteuil vers un des massifs surélevés.

Il prit le panier sur ses genoux et le posa en équilibre sur la murette. Puis il sortit un sécateur de la poche de sa veste et observa attentivement le choix de petites plantes qu’il avait sous les yeux en s’efforçant de déterminer quelles boutures avaient le mieux réussi depuis qu’il les avait plantées. Il n’avait pas encore arrêté son choix lorsqu’un mouvement attira son attention vers le haut de la pente.

Il scruta la forêt aux teintes vert foncé, de l’autre côté de la barrière élevée. Au loin se détachaient les cimes, immaculées sur fond de ciel bleu. Il crut tout d’abord avoir affaire à un animal, mais la silhouette sortit bientôt des arbres pour s’avancer sur l’herbe constellée de givre, avançant en direction du portail.

La femme ouvrit le portail, puis le referma derrière elle ; elle était en pantalon et portait un manteau apparemment léger. Il s’étonna quelque peu de constater qu’elle n’avait pas de sac à dos. Peut-être venait-elle du domaine appartenant à l’institut, et s’apprêtait-elle à y retourner. Ce pouvait être une doctoresse de passage. Il s’apprêta à lui faire signe lorsqu’elle descendrait les marches vers l’institut et qu’il se retrouverait dans son champ de vision, mais au lieu de cela elle s’éloigna du portail et marcha droit sur lui. Elle était grande, avec des cheveux sombres et un visage légèrement hâlé surmonté d’un curieux bonnet de fourrure.

— Monsieur Escoéréa ? fit-elle en tendant la main.

Il reposa son sécateur et lui serra la main.

— Bonjour, madame… Madame… ?

Elle ne répondit pas mais s’assit sur la murette, joignit ses mains gantées et embrassa du regard la vallée, les montagnes et la forêt, sans oublier la rivière et, plus bas, les bâtiments de l’institut.

— Comment allez-vous, monsieur Escoéréa ? Bien, j’espère.

Il baissa les yeux sur ce qui restait de ses membres inférieurs, amputés au-dessus du genou.

— Ce qui reste de moi se porte bien, m’dame.

C’était devenu sa réponse habituelle. Il se rendait bien compte qu’elle pouvait rendre un son amer aux oreilles de certains, mais en réalité c’était sa manière de montrer qu’il refusait de prétendre qu’il n’avait aucun problème.

Elle regarda ses moignons dissimulés sous le tissu du pantalon avec une franchise qu’il n’avait jamais encore rencontrée que chez les enfants.

— C’était un char, n’est-ce pas ?

— En effet, répondit-il en reprenant son sécateur. J’ai essayé de le faire trébucher sur la route Balzeit ; eh bien, ça n’a pas marché.

Il se pencha, s’empara d’une bouture et la déposa dans son panier. Puis il inscrivit la plante dont elle provenait sur un morceau de papier qu’il attacha ensuite à une branchette.

— Excusez-moi…

Il déplaça légèrement son fauteuil roulant, et la jeune femme s’écarta pour le laisser prélever une nouvelle bouture.

Elle revint lui faire face.

— À ce qu’on m’a dit, vous étiez en train de traîner un de vos camarades pour le sortir de son…

— C’est bien cela, coupa-t-il. On ne vous a pas menti. Naturellement, à l’époque j’ignorais que les actes charitables se paient au prix d’un développement excessif des muscles des membres supérieurs.

— On vous a donné une médaille ?

Elle s’accroupit et plaça une main sur la roue du fauteuil. Il regarda tour à tour la main, puis le visage de la jeune femme, mais cette dernière se contenta de sourire.

Alors il ouvrit sa veste rembourrée, découvrant la tunique d’uniforme qu’il portait en dessous, avec toutes ses décorations.

— En effet, j’ai eu une médaille.

Il refusa de voir sa main et déplaça à nouveau son fauteuil.

La femme se releva, puis s’accroupit de nouveau à ses côtés.

— L’étalage est impressionnant, pour quelqu’un de si jeune. Je m’étonne que vous n’ayez pas été promu plus tôt ; est-il vrai que vous n’avez pas eu l’attitude qu’il fallait face à vos supérieurs ? Est-ce pour cela que…

Il jeta son sécateur dans le panier et fit pivoter son fauteuil afin de lui faire face.

— Mais oui, ma p’tite dame, ricana-t-il. Je disais tout ce qu’il ne fallait pas, ma famille n’a jamais eu beaucoup de relations – quand elle existait encore, ce qui n’est plus le cas grâce à l’aviation impériale glaséenne. Quant à ces machins-là… (Il agrippa le tissu de sa tunique, à hauteur de sa poitrine, et tira sur les rubans pour les faire ressortir.) Je vous les échange. Tous. Contre une paire de chaussures à ma pointure. Et maintenant, poursuivit-il en se penchant vers elle et en brandissant son sécateur, j’ai du travail. À l’institut, il y a un gars qui a sauté sur une mine ; il n’a plus de jambes du tout, lui, et en plus, il a aussi perdu un bras. Vous trouverez peut-être encore plus amusant d’aller promener autour de lui vos airs paternalistes. Veuillez m’excuser.

Sur ces mots, il fit tournoyer son fauteuil, avança de quelques mètres et ramassa deux ou trois boutures en les arrachant presque au hasard. Il entendit la femme le suivre dans le sentier et posa les mains sur ses roues afin de se propulser loin d’elle.