Выбрать главу

À cinquante mètres plus à l’est, flottant très haut dans la salle des turbines, Skaffen-Amtiskaw estimait l’étendue des dégâts causés par la fête de la veille. La partie de son cerveau qui contrôlait le drone-garde déguisé en oiseau jeta un dernier regard au lacis d’égratignures couvrant les fesses de Sessupin, ainsi qu’aux traces de morsures qui s’effaçaient déjà sur les épaules de Sma (elle était en train de les recouvrir d’une chemise arachnéenne), puis releva le drone-garde de sa mission.

L’oiseau poussa un cri rauque, repassa d’un bond derrière le rideau et tomba de l’appui de la fenêtre dans un grand battement d’ailes affolé ; puis il prit son envol et remonta à toute allure le long de la face luisante du barrage. Perçants, ses cris d’alarme se répercutèrent sur les flancs de béton et revinrent le troubler encore davantage. L’écho de ce tapage parvint jusqu’aux oreilles de Sma, qui boutonna son gilet en souriant.

— La nuit a été bonne ? Bien dormi ? s’enquit Skaffen-Amtiskaw en retrouvant Sma sous le portique de l’ancien immeuble administratif.

— Très bonne, mais pas dormi, répondit-elle en bâillant.

Puis elle chassa les hralzs geignards vers le grand hall de marbre qui formait l’entrée du bâtiment ; là attendait Maikril le majordome, l’air malheureux et un paquet de laisses à la main. Tout en enfilant ses gants, Sma fit un pas à l’extérieur et pénétra dans la lumière du soleil. Le drone lui maintenait la portière ouverte. Elle laissa l’air frais du matin lui emplir les poumons et dévala les marches en faisant claquer ses talons. Elle sauta dans la voiture, grimaça légèrement en s’installant au volant, puis bascula un interrupteur qui mit en marche le toit ouvrant, pendant que le drone chargeait ses bagages dans le coffre arrière. Elle tapota du doigt la jauge de batterie sur le tableau de bord et appuya à petits coups sur l’accélérateur, juste pour sentir les moteurs jugulés par les freins. Le drone verrouilla la malle et alla se suspendre au-dessus de la banquette arrière. Sma agita le bras pour dire au revoir à Maikril qui, pourchassant un des hralzs sur les marches de la salle des turbines, ne s’aperçut de rien. Sma se mit à rire, puis appuya à fond sur l’accélérateur et libéra le frein.

La voiture fit un bond et, soulevant une gerbe de gravier, prit à droite sous les arbres – qu’elle évita de quelques centimètres –, avant de filer à toute allure vers les montants en granit du portail de la centrale ; puis, opérant un dérapage arrière en guise d’adieu, elle s’engagea à une vitesse encore plus grande sur la corniche.

— On aurait pu prendre l’avion, fit remarquer le drone en couvrant les rafales de vent.

Mais il eut bien l’impression que Sma ne l’écoutait pas.

La sémantique des fortifications a quelque chose de panculturel, songea-t-elle en descendant les marches de pierre qui partaient du mur d’enceinte du château, les yeux fixés sur le donjon en forme de tambour qui se profilait au loin, brumeux en haut de son promontoire et protégé par plusieurs strates de murailles. Elle traversa la pelouse et, Skaffen-Amtiskaw flottant à hauteur d’épaule, sortit du fort par une poterne.

Tout en bas, on découvrait le nouveau port, ainsi que le détroit où des navires de haute mer filaient doucement dans le soleil de cette fin de matinée, cap sur le large ou sur la mer intérieure, selon le chenal qu’ils suivaient. De l’autre côté des divers bâtiments composant le château, la cité révélait sa présence par le biais d’un lointain grondement et – puisque c’était de là que soufflait la brise – par l’odeur de… eh bien, l’odeur de la Ville ; après trois années, elle n’avait pas trouvé d’autre définition. Elle se doutait, pourtant, que chaque ville devait avoir son odeur bien à elle.

Assise dans l’herbe, les genoux ramenés sous le menton, Diziet Sma contemplait, par-delà le détroit et les arches de ses ponts suspendus, le sous-continent, là-bas, sur le rivage opposé.

— Quoi d’autre ? interrogea le drone.

— Raye mon nom de la liste des jurés pour la cérémonie de remise des prix de l’Académie… et écris à ce type, ce Pétrain, en essayant de gagner du temps. (Le soleil lui fit froncer les sourcils, et elle se protégea les yeux d’une main.) Je ne vois rien d’autre.

Le drone vint se tenir devant elle ; il agaçait une petite fleur qui poussait dans l’herbe à ses pieds, et se mit à jouer avec.

— Le Xénophobe vient de pénétrer dans le système, annonça-t-il.

— Tu m’en vois ravie, commenta Sma d’un ton amer.

Elle s’humecta un doigt et frotta une petite tache de boue à la pointe d’une de ses bottes.

— Et le jeune homme qui se trouve dans ton lit vient de faire surface ; il demande à Maikril où tu dois t’en aller.

Pour toute réponse, Sma se contenta de hausser les épaules en souriant. Elle se laissa aller en arrière dans l’herbe, un bras passé sous la tête.

Le ciel aigue-marine était piqueté de nuages. Elle huma l’odeur de l’herbe, goûta le parfum des petites fleurs écrasées. Sans se relever, elle jeta un regard en arrière à la muraille gris-noir qui s’élevait derrière elle, vertigineuse, et se demanda si le château avait jamais essuyé d’attaques par des journées comme celles-ci. Le ciel paraissait-il également sans limites, les eaux du détroit aussi fraîches et propres, les fleurs aussi colorées, aussi odorantes lorsque les hommes se battaient, hurlaient, tailladaient, titubaient, tombaient et regardaient leur sang maculer l’herbe ?

Brume et semi-obscurité, pluie et nuages bas… voilà un décor qui lui semblait plus approprié ; comme un manteau enveloppant la honte dont se couvraient les champs de bataille.

Elle se sentit brusquement lasse. Elle s’étira et frissonna au souvenir fugace des fatigues de la nuit. Alors, comme quand on tient un objet précieux en le sentant glisser entre ses doigts, mais qu’on se montre suffisamment rapide et adroit pour le rattraper avant qu’il ne tombe, elle sut – quelque part en elle-même – plonger tout au fond pour retenir le souvenir évanescent qui allait sombrer à nouveau dans le chaos et le vacarme de sa pensée et, endocrinant Réminiscence, elle put le contenir, le savourer, le revivre jusqu’à se sentir à nouveau frissonner dans la chaleur du soleil ; elle faillit même pousser un petit gémissement.

Elle laissa enfin le souvenir lui échapper, toussa et se redressa sur son séant ; puis elle jeta un coup d’œil au drone pour voir s’il s’était aperçu de quelque chose. La machine ramassait de minuscules fleurs, non loin de là.

Un groupe de ce qu’elle identifia comme étant des écoliers remontait en babillant et en poussant de petits cris l’allée qui menait de la station de métro à la poterne. En tête et en queue de colonne marchaient des adultes tout imprégnés de cette vigilance tranquille et lasse qu’elle avait déjà remarquée chez les professeurs et les mères de famille nombreuse. Au passage, quelques enfants montrèrent du doigt le drone qui planait dans les airs ; ils ouvrirent de grands yeux, gloussèrent et posèrent des questions. Puis on leur fit franchir l’étroit portail, et leurs voix s’éteignirent.

C’étaient invariablement les enfants qui en faisaient toute une histoire, elle s’en était déjà rendu compte. Les adultes partaient simplement du principe qu’il y avait un « truc » derrière le spectacle de la machine flottant dans les airs sans support apparent. Mais les enfants, eux, voulaient savoir comment ça marchait. Quelques scientifiques, quelques ingénieurs avaient bien eu l’air étonnés, eux aussi, mais, quand ils avaient annoncé qu’il se passait des choses bizarres, on avait jugé le phénomène si improbable qu’on avait refusé de les croire. Le phénomène en question, c’était l’anti-gravité ; et un drone, dans cette société, c’était comme une lampe-torche en plein âge de pierre ; néanmoins – à sa grande surprise – on pouvait bluffer avec une facilité déconcertante.