— Là, là, fit-il à nouveau, d’un ton préoccupé.
Sur la place, les deux filles de l’aubergiste descendirent des montures auxquelles on les avait attachées et se laissèrent glisser à terre. Le mouvement tranchant qui avait tué les sept hommes avait par la même occasion sectionné leurs liens. Le drone eut un léger frisson de satisfaction.
Un homme laissa tomber son épée et se mit à courir. Le missile-couteau plongea tout droit à travers lui. Il décrivit une courbe et, dessinant dans les airs une sorte de crochet tout rougeoyant de sang, cisailla la gorge des deux derniers hommes restés en selle, qui s’abattirent aussitôt. Les crocs dénudés, la monture de l’ultime cavalier se cabra devant le missile ; toutes griffes sorties, elle rua des deux pattes de devant. L’engin lui traversa le cou de part en part pour aller se planter dans le visage du cavalier.
Une fois passé la détonation qui suivit, la machine s’immobilisa brusquement dans les airs tandis que le corps sans tête du cavalier tombait lentement de l’animal qui, en proie à de violentes convulsions, s’effondrait à son tour. Le missile-couteau se mit à tourner lentement sur lui-même, comme pour passer en revue l’œuvre qu’il venait d’achever en quelques secondes à peine, puis s’éleva en flottant vers la fenêtre.
Les filles de l’aubergiste s’étaient évanouies.
Sma vomissait.
Les montures affolées bondissaient et couraient en tous sens sur la place, quelques-unes traînant derrière elles des morceaux de leurs cavaliers.
Le missile-couteau redescendit en piqué et frappa à la tête l’une des montures hystériques au moment même où l’animal allait piétiner les deux jeunes filles affalées, inertes, dans la poussière ; puis il les traîna toutes les deux à l’écart du carnage, vers le seuil de l’auberge où gisait leur père défunt.
Enfin, le petit engin brillant d’une propreté sans tache remonta en douceur vers la fenêtre – esquivant délicatement les projections bilieuses de Sma – et rentra prestement se nicher dans la coque du drone.
— Ordure !
Sma voulut frapper le drone à coups de poing, puis à coups de pied ; elle saisit une chaise basse et l’abattit sur le corps du drone.
— Sale petite ordure ! Assassin !
— Voyons, Sma, répondit la machine d’un ton raisonneur.
Il se tenait immobile dans le maelström de poussière qui se redéposait lentement, et soutenait toujours le plafond.
— Tu m’avais dit de faire quelque chose.
— Fouteur de charogne ! lança-t-elle en lui fracassant une table sur le dos.
— Mademoiselle Sma, surveillez votre langage, je vous prie !
— Espèce de merde, de… de bite fendue ! Je t’ai dit d’arrêter !
— Ah bon ? Vraiment ? Je suis désolé, mais ça m’a échappé.
Alors, percevant l’extrême indifférence qu’exprimait la voix de la machine, Sma s’immobilisa. Elle songea très distinctement qu’un choix s’offrait à elle : soit elle s’effondrait en larmes, après quoi elle mettrait un temps infini à récupérer, au risque de rester jamais captive du contraste entre la placidité du drone et son propre effondrement ; soit…
Elle prit une profonde inspiration et se contraignit au calme.
Puis elle marcha vers le drone et déclara tranquillement :
— Très bien ; pour cette fois-ci… je passe l’éponge. Amuse-toi bien quand tu te rejoueras la scène. Mais si jamais tu me refais un coup pareil… (Elle assena une petite claque sur la coque de métal et poursuivit en murmurant :) Tu es fini, tu m’entends ?
— Absolument, répondit le drone.
— Du minerai, des scories, des pièces détachées, de la ferraille !
— Oh, s’il te plaît, non, pas ça ! soupira Skaffen-Amtiskaw.
— Je ne plaisante pas. À partir de maintenant, tu auras le moins souvent possible recours à la force. Je me fais bien comprendre ? C’est d’accord ?
— Oui : tu te fais bien comprendre, et oui : c’est d’accord.
Elle fit demi-tour, ramassa son sac et se dirigea vers la porte non sans jeter tout d’abord un œil dans la chambre voisine, à travers le trou qu’avait fait le premier homme. Quant à la locataire de la chambre, elle avait fui. Le cadavre, lui, était toujours incrusté dans le mur, et son sang se déployait en éventail autour de lui comme des rayons d’ejecta.
Sma jeta un regard à la machine par-dessus son épaule et cracha par terre.
— Le Xénophobe arrive, déclara Skaffen-Amtiskaw, qui venait d’apparaître devant elle, sa coque luisant dans le soleil. Tiens, ajouta-t-il en lui présentant au bout d’un champ la petite guirlande de fleurs bigarrées qu’il avait fabriquée.
Sma se pencha en avant. La machine lui passa la guirlande autour du cou, où elle devint un collier. La jeune femme se leva, et tous deux repartirent vers le château.
Le faîte du donjon n’était pas accessible au public ; tout hérissé d’antennes et de pylônes, il comportait également une paire de coupoles radars qui tournaient lentement sur elles-mêmes. Deux étages plus bas, dès que le gros de la visite guidée eut disparu à l’angle de la galerie, Sma et la machine s’arrêtèrent devant une lourde porte métallique. Le drone désactiva le système d’alarme grâce à son effecteur électromagnétique et ouvrit les serrures électroniques ; puis il inséra un champ dans un verrou mécanique, en secoua un peu les gorges et, pour finir, ouvrit la porte en grand. Sma s’y faufila, instantanément suivie par la machine, qui reverrouilla la porte derrière eux. Ils entreprirent l’ascension menant au toit vaste mais encombré du donjon, sous la voûte d’un ciel turquoise ; un minuscule missile éclaireur que le drone avait expédié en avant revint accoster la machine, qui l’absorba à nouveau.
— Il sera là quand ? s’enquit Sma en écoutant le vent chaud vibrer entre les branches inégales des antennes environnantes.
— Il y est déjà, répondit Skaffen-Amtiskaw en allant et venant plusieurs fois sur place.
Elle regarda dans la direction qu’indiquait le mouvement du drone et réussit tout juste à distinguer la silhouette galbée aux formes épurées d’un module pour quatre personnes posé non loin de là ; on avait tout à fait l’impression qu’il était transparent.
Sma embrassa du regard la forêt de pylônes et d’étais l’espace de quelques instants, laissant le vent ébouriffer ses cheveux, puis secoua la tête. Elle se dirigea vers la forme-module et se sentit prise d’un vertige passager tant était nette la sensation de voir l’objet puis, tout à coup, de ne plus rien voir du tout. Une porte s’ouvrit verticalement dans le flanc du module ; quand elle en révéla l’intérieur, ce fut comme si elle ouvrait une voie vers un autre monde – et en un certain sens, songea-t-elle, c’était l’entière vérité.
Sma et le drone entrèrent.
— Bienvenue à bord, mademoiselle Sma, fit le module.
— Bonjour.
La porte se referma. Le module s’inclina vers l’arrière comme un prédateur se préparant à fondre sur sa proie. Il attendit un moment qu’un vol d’oiseaux ait libéré l’espace aérien, à une centaine de mètres d’altitude, puis traversa l’atmosphère à pleine puissance et disparut. En admettant qu’il n’ait pas battu des paupières juste à ce moment-là, un observateur au sol doué d’un œil perçant aurait peut-être entr’aperçu une colonne d’air frémissant, partant du sommet du donjon pour s’élancer dans le ciel, mais il n’aurait certainement rien entendu. Même en mode supersonique maximal, le module pouvait se déplacer aussi silencieusement qu’un oiseau ; il déplaçait les couches d’air, fines comme la soie, qui se trouvaient immédiatement devant lui, avançait dans le vide ainsi créé, puis replaçait les gaz dans l’espace ultra-mince qu’il laissait derrière lui ; le vol d’une plume aurait causé davantage de turbulences.