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Debout dans le module, les yeux rivés à l’écran principal, Sma regardait le sol s’éloigner rapidement sous l’engin ; les couches concentriques disposées en défense autour du château se rapprochèrent brutalement à partir des bords de l’écran, tel le mouvement inversé des rides sur l’eau. Le château se réduisit à la taille d’une tête d’épingle entre la ville et le détroit, puis ce fut au tour de la ville elle-même de disparaître tandis que le panorama s’inclinait sur le côté : le module se repositionnait pour rejoindre son point de rendez-vous avec le piquet ultra-rapide Xénophobe.

Sma s’assit sans quitter l’écran des yeux ; elle cherchait en vain à distinguer la vallée où, dans les environs de la ville, se trouvaient le barrage et la vieille centrale hydroélectrique.

Le drone contemplait lui aussi le spectacle tout en expédiant des signaux au vaisseau en attente, puis en recevant confirmation : l’appareil avait bien « déplacé » les bagages de Sma rangés dans le coffre de la voiture, pour les disposer dans les quartiers que la jeune femme occuperait à bord.

Skaffen-Amtiskaw observait Sma, laquelle admirait – un peu morose, semblait-il – la vue de plus en plus embrumée affichée par l’écran du module ; il se demandait quel moment serait le mieux choisi pour lui annoncer l’autre mauvaise nouvelle.

Car, malgré toutes ces merveilles technologiques, dans des circonstances inexpliquées (incroyable ! unique ! pour autant qu’il sache… comment, au nom du chaos, un tas de viande avait-il pu déjouer et détruire un missile-couteau ?), le dénommé Chéradénine Zakalwe s’était débarrassé du mouchard qu’on lui avait affecté lors de sa démission.

Sma et lui avaient intérêt à dénicher ce maudit humain toutes affaires cessantes. Si possible.

Une silhouette émergea de derrière un caisson-radar et traversa le toit du donjon, sous les antennes auxquelles le vent arrachait des gémissements. Elle descendit l’escalier en colimaçon, s’assura que la voie était libre de l’autre côté de la lourde porte de métal, et ouvrit celle-ci.

Une minute plus tard, une chose qui ressemblait trait pour trait à Diziet Sma alla se joindre à la visite. Le guide était en train d’expliquer comment les progrès de l’artillerie, des appareils volants plus lourds que l’air et des fusées en tout genre avaient rendu obsolète l’antique forteresse.

XII

Ils partageaient leur nid d’aigle avec, outre le carrosse d’apparat du Mythoclaste, une armée de statues tout en désordre ainsi qu’un véritable fouillis de commodes, de caisses et d’armoires assorties où s’entassaient les trésors de douze grandes maisons.

Astil Tremerst Keiver choisit un roquelaure dans un grand chiffonnier, referma la porte du placard et s’admira dans la glace. Oui, vraiment, ce manteau lui allait bien, et même très bien. Il se mit à virevolter et pirouetter, puis tira de son fourreau son fusil de cérémonie et partit faire le tour de la pièce. Il contourna le grand carrosse et fit « kish ! kish ! » en visant successivement toutes les fenêtres à rideaux noirs qui se présentaient sur son chemin, tandis que son ombre exécutait une danse extraordinaire sur les murs et sur les contours gris et froids des statues. Enfin il parvint devant la cheminée, rengaina son arme et prit brusquement, impérieusement place sur un petit siège taillé dans le meilleur sangbois, et intégralement sculpté.

Le siège céda sous son poids. Il s’effondra sur les dalles et, dans l’étui suspendu sur sa hanche, le fusil partit tout seul. Une salve mitrailla, derrière lui, l’angle formé par le plancher et la paroi incurvée.

— Merde, merde, merde ! s’écria-t-il en examinant sa culotte et son manteau, l’une râpée et l’autre troué.

La porte du carrosse d’apparat s’ouvrit à la volée ; quelqu’un en sortit précipitamment et heurta une écritoire qui ne s’en remettrait pas. L’homme s’immobilisa un court instant, en équilibre ; avec l’exaspérante efficacité qui était la sienne, il s’arrangea pour que sa personne constitue la plus petite cible possible et pointa son canon à plasma, épouvantablement gros et laid, droit sur la figure d’Astil Tremerst Keiver, huitième du nom, futur adjoint du vice-régent.

— Hiii ! Zakalwe ! s’entendit glapir Keiver avant de remonter son manteau sur sa tête. (Zut !)

Lorsqu’il l’abaissa de nouveau (avec toute la dignité qu’il put afficher, et ce n’était pas rien), le mercenaire émergeait déjà des débris du petit meuble et, embrassant la pièce d’un rapide regard, désactivait son arme à plasma.

Naturellement, Keiver prit aussitôt conscience de l’odieuse similarité de leurs positions et se releva prestement.

— Ah ! Zakalwe. Je vous demande pardon. Je vous ai réveillé ?

L’homme fronça les sourcils, jeta un regard aux restes de l’écritoire, claqua la portière du carrosse et dit :

— Non, je faisais un mauvais rêve, voilà tout.

— Ah ! Tant mieux.

Keiver joua quelques instants avec le pommeau de son fusil. Si seulement il n’éprouvait pas un tel complexe d’infériorité en présence de Zakalwe ! Nom de nom, il n’y avait vraiment pas de quoi, pourtant ! Là-dessus, il gagna l’autre côté de la cheminée afin de prendre place (précautionneusement, cette fois) sur le trône de porcelaine grotesque qui flanquait l’âtre.

Sous ses yeux, le mercenaire s’assit devant le foyer, déposa le canon à plasma à ses pieds et s’étira.

— Eh bien, je vais devoir me contenter d’un moment de sommeil qui n’aura même pas duré la moitié d’un tour de garde.

— Hmm, répondit Keiver, qui se sentait mal à l’aise. (Il lança un regard au carrosse où l’autre s’était installé pour dormir, et qu’il venait tout juste de quitter.) Ah ! (Keiver s’enveloppa dans les plis du roquelaure et sourit.) Sans doute ne connaissez-vous pas l’histoire de ce vieux carrosse ?

Le mercenaire – le prétendu (ha !) ministre de la Guerre – haussa les épaules.

— Ma foi, dit-il, j’en ai entendu une version selon laquelle, pendant l’Interrègne, l’Archi-presbytère aurait dit au Mythoclaste qu’il pourrait s’approprier le tribut, le revenu et les âmes de tous les monastères au-dessus desquels il pourrait élever son carrosse en ne s’aidant que d’un seul et unique cheval. Le Mythoclaste a accepté, bâti ce château et édifié cette tour grâce à des capitaux étrangers et, au moyen d’un système de poulies extrêmement efficace, actionné par son meilleur étalon, il a hissé son carrosse jusqu’ici à l’époque des Trente Glorieuses, ce qui lui a permis de prétendre à tous les monastères du pays. Il a gagné le pari, ainsi que la guerre qui en a résulté, puis séparé de l’État la Prêtrise Ultime et payé toutes ses dettes ; s’il a péri, c’est uniquement parce que le palefrenier de l’étalon vedette, venu lui reprocher d’avoir fait mourir d’épuisement le pauvre animal, l’a étranglé avec sa bride pleine de sang et d’écume… laquelle, si l’on en croit la légende, est incluse dans la base du trône de porcelaine où vous êtes assis. C’est ce qu’on raconte.

Il regarda l’autre et haussa à nouveau les épaules. Keiver se rendit compte qu’il avait la bouche ouverte et la referma promptement.

— Ah bon, vous connaissez l’histoire.

— Mais non, je laissais simplement libre cours à mon imagination.

L’espace d’un instant, Keiver ne sut qu’en penser ; puis il partit d’un grand rire.

— Par l’enfer ! Zakalwe, vous êtes un drôle d’oiseau !